Un peu de whisky ?

Je reste là, à fixer la vapeur qui s’échappe de mon café noir. Il est instantané et j’ai horreur de ça. Je prend une nouvelle gorgée pour ne pas être hâtive dans mes conclusions mais je fais la grimace. Le seul arôme que mes papilles perçoivent est l’amertume du liquide qui coule dans ma gorge. Au moins, ça a le mérite de me réveiller un petit peu car je suis toujours endormie en début d’après midi. Je ne sais même pas ce que je fiche au self de l’université. J’ai eu cours toute la matinée, du coup, j’ai été obligé de manger ici. En soi, l’endroit est sympathique et la nourriture est correcte mais si ils oublient de remettre des dosettes de café, il faut pas s’étonner de mon état d’esprit. Mes pensées négatives s’effacent lorsque je me rappelle que je sors ce soir en bonne compagnie. Je suis sur le point de voir Kayla et cette pensée fait apparaitre un petit sourire sur mon visage car je sais qu’avec elle, une soirée est forcément réussie. Ça doit faire un an que je la connais et malgré nos styles complètement opposés, nos personnalités sont similaires. Je suis la force tranquille, celle qui réfléchit un petit peu plus. Elle a le sang chaud et c’est une facette d’elle que j’adore. C’est grâce à elle si je suis bien plus sociable aujourd’hui. Des crissements de chaises me ramènent à la réalité puis je remarque que des étudiants s’installent un peu trop près de moi. Je bois mon café cul sec et me décide à partir pour rejoindre mon appartement.


Je ne possède pas de chambre comme la plupart même si j’aimerais beaucoup. Ce serait légèrement moins cher et bien plus pratique. Si je veux que mon petit boulot reste entre moi et mes clients, il faut que je sois discrète et que j’habite en dehors de l’université. Si je tombe sur un ami à moi au détour d’un couloir, comment lui expliquer la perruque, les escarpins et les bijoux hors de prix ? C’est bien trop dangereux. Je passe les vingt minutes de trajet à écouter ma musique à fond, essayant d’oublier à quel point il fait froid. J’adore Montréal mais j’aimerais retourner au moins une fois en Australie pour sentir la brulure du soleil sur ma peau. Le verglas le matin, ça me déprime plus qu’autre chose.


Arrivée à l’appartement, je peux enfin me détendre un peu. Chouette, mon colocataire n’est pas là, je vais pouvoir m’éparpiller comme je sais si bien le faire. Je jette mon sac au sol, rentre dans le placard à balais qui me sert de cuisine et me fais un chocolat chaud. Quelques minutes plus tard, je me place sur la rambarde de mon balcon et laisse pendre mes jambes dans le vide. Je porte une cigarette à ma bouche et respire enfin pour la première fois de la journée. Il n’y a pas que la nicotine qui rend accros, il y a le geste, l’habitude et le fait d’inspirer et d’expirer. En y réfléchissant bien, c’est grâce à la cigarette que je me laisse un peu aller, que je respire et que je lâche la pression. Dommage que ce ne soit pas compatible avec le chant. J’avale une gorgée du chocolat chaud et le goût et la chaleur m’emplissent d’une sérénité que je ne ne connais que lorsque je suis auprès de ma mère. Je ferme les yeux et je me vois petite à nouveau, en Australie avec ma petite famille. Mon père est habillé en vert de la tête au pieds, prêt à partir pour sa mission dans le bush. Ma mère se tient près de la porte, son regard est emplit de tristesse mais elle préfère sourire pour ne pas que je m’inquiète. Les absences de mon père étaient de plus en plus délicates à supporter pour elle. Je secoue la tête et rouvre rapidement mes yeux légèrement humides que j’essuie de mon bras libre. Cette recette me fait plus de mal que de bien. Me replonger en enfance n’est pas la meilleure chose à faire. Je soupire et rentre rapidement pour me changer les idées.


J’allume la radio pour remplacer le silence étouffant qui règne dans l’appartement et me dirige vers mes grands placards. C’est d’ailleurs le seul meuble assez grand dans cet appartement. Je passe de nombreuses tenues, je danse, j’observe le paysage de ma baie vitrée et je chante pendant toute l’après midi. Je ne suis pas très productive ces derniers temps mais j’ai besoin de lâcher prise. J’ai aussi eu des appels provenant de certains clients. Je les connais bien généralement car ce sont des habitués. Les gens voient ma profession comme de la prostitution et c’est souvent vrai. Seulement, je travaille à mon compte et mes termes sont très clairs : je ne couche pas, seuls les bisous, les câlins et les preuves d’affection sont autorisés. Il y a des exceptions mais dans ce cas là, c’est Leah qui agit et pas l’escort girl. Depuis quelques semaines, cacher les appels et les nombreuses soirées où je suis absente devient compliqué. J’ai peur que Kayla et d’autres amis découvrent ça un jour où l’autre et je ne veux pas qu’on me considère comme une prostituée car ce n’est pas ce que je suis. Ce n’est pas l’image d’une fille libre et féministe que je renvoie à mon entourage.


Je choisis de m’habiller avec une robe rose à froufrous, j’enfile des vieilles converses et opte pour un maquillage plutôt sobre. Ça fera l’affaire. Je dépose une bouteille de Jack Daniel’s, une barre chocolatée et un paquet de chips dans un sac noir pour tenir toute la soirée car je ne sais pas où je m’aventure. Je sais juste que je vais voir Kayla et ça me suffit amplement. Quelques minutes plus tard, je suis devant la chambre 15 et je décide de lui envoyer un message.


« Je suis devant ta chambre, viens m’ouvrir. Les longs couloirs me rendent clostro ! »


Je m’appuie avec nonchalance contre un mur, attendant avec impatience qu’elle ouvre. Je peux voir certaines nanas, déjà en pyjama qui arpentent les couloirs, sympa pour un vendredi soir ! Il n’est que vingt heures et j’espère juste pouvoir parler un peu avec elle avant de se mélanger avec d’autres personnes. J’apprécie aussi les soirées où on prend l’apéritif et où on peut parler de tout et de rien. Mais c’est encore mieux avec Kayla. Je chantonne un air de musique en attendant qu’elle m’ouvre car si je peux me faire plaisir et faire chier quelques filles qui passent devant moi, c’est parfait.

Un peu de whisky ?

Je lui envoie ce sms parce qu’elle sait à quel point j’ai horreur des longs couloirs. Je trouve ça étouffant et trop renfermé, ugh je préfèrerais être ailleurs. Je chantonne un air simple et récent qui résonne contre les murs. Ça me détend immédiatement et en plus, je peux être le centre d’attention des quelques personnes qui passent. Généralement, je n’aime pas vraiment me faire remarquer, ce qui peut paraitre absurde vu mon style. Il n’y a que quand je chante que j’ai envie d’être regardée et écoutée. Certaines personnes ont un petit sourire et d’autres ont ce regard noir très sympathique lorsqu’elles passent près de moi. Moi, ça ne fait rien, tant que je peux ouvrir ma bouche et en sortir des notes, tout va bien. Je vois la porte s’ouvrir et vois apparaitre Kayla. Elle a ce petit sourire que je connais bien.

- Tu sais pas frapper comme tout le monde ?

Elle m’invite à rentrer et je m’execute, heureuse de rapidement quitter ce fichu couloir. J’affiche un grand sourire de petite fille et mes yeux pétillent. J’aime le fait qu’elle me taquine, je serais toujours une énigme pour ceux qui m’entourent, même pour mes amis. Elle connait ma réponse, elle sait très bien ce que je vais dire.

- Je ne suis pas tout le monde, dis-je sur le même ton qu’elle. Heureuse de te voir aussi, dis-je avec un peu plus de sérieux sans pour autant l’être totalement.

- Jolis froufous, on dirait une poupée.

Je rigole légèrement avant de la prendre dans mes bras pour la saluer correctement. Je suis assez tactile avec mes amis, je n’ai jamais peur de leur réaction face à mes câlins habituels. Je me dis qu’un peu d’affection ne peut faire de mal à personne. Kayla n’y échappera pas. Je reconnais son parfum habituel qui me rappelle de nombreux moments passés ensemble. Je l’ai toujours trouvé attirante et rayonnante. Je ne parle même pas de ses cheveux que je jalouse secrètement (même si je ne changerais pas ma couleur qui est pour le moins originale). Je me retire, toujours avec le sourire des dents du bonheur qui me donne cet air de petite fille. Je zoom sur ses Dr. Martens qui me font de l’oeil depuis tout à l’heure. Elle est plus bien soft que moi avec son style mais elle a toujours le petit élément dans sa tenue qui me donne envie de lui piquer.

- Et toi donc, tes chaussures sont tout ce que j’aime !

Je m’avance un peu plus dans la chambre et m’assois sur le bord du lit, bien plus sérieuse. Je lui lance un regard très profond et sérieux puis un sourire taquin vient se fixer sur mon visage. J’ouvre mon sac dos et en sort le whisky, celui légèrement parfumé au miel, mon préféré. D’accord, j’avoue que pour un apéritif c’est un peu fort mais celui-ci coule tout seul dans le gosier, c’est un vrai plaisir pour les papilles. Je secoue légèrement la bouteille comme je le ferais avec un trophée mérité. Nous sommes en vacances, on se doit bien une petite récompense après tout.

- J’ai apporté l’apéro, c’est juste pour nous deux. Mais comme tu sais que je ne tiens pas l’alcool sans quelque chose dans le ventre, j’ai aussi des chips, dis-je avec l’enthousiasme d’une gamine. J’ai même apporté des gobelets, je suis d’humeur généreuse ce soir, dis-je en plaisantant.

Quoi que je ne plaisante pas tant que ça. Ça m’arrive d’être un peu égoïste lorsque je suis mal lunée mais aujourd’hui, mon entourage a de la chance, je suis de très bonne humeur. Pourvu que ça reste…