Le Vendredi soir, ou la soirée la plus barbante quand on se retrouve isolé dans une université qu'on connait à peine, dans une ville qu'on connait encore moins, dans un pays qui nous est encore totalement inconnu. Et encore, je m'en foutrais, de pas connaitre les lieux, si j'avais la masse de potes pour me faire visiter ou pour compatir à ma galère. Sauf que non, je suis un peu tout seul moi, laul. Même mon coloc est pas là. A part la blonde croisée au salon dimanche dernier, je connais pas grand monde. Et puis, j'ai la flemme de sortir en ville pour rencontrer des gens, y a toujours trop de monde dans les bars, ça finit généralement par me taper sur le système et me faire passer une mauvaise soirée. Donc bon.

Enfin, quand je dis que je connais que la dénommée Aria, c'est un peu du foutage de gueule hein. Y a Ava, aussi. On était affichés tous les deux sur le panneau d'affichage, dès la rentrée. Du coup, vu que les gens parlaient de nous deux, on a finit par se rencontrer. En même temps, il aurait été difficile de passer à côté d'une fille aux cheveux de couleur bien flash sans se retourner. Le truc en plus, c'est que j'ai commenté un peu fort qu'ils me donnaient envie d'une bonne barbe à papa. Et c'est par cette remarque débile et même pas drôle qu'on est devenus potes. Depuis, on devient petit à petit d'excellents amis. Elle a un humour très particulier, mais que j'adore. Et je sais pas, on s'entend carrément bien. Elle me rappelle une de mes potes, en Allemagne. Enfin bref.

D'ailleurs, j'ai l'impression que ça fait une éternité que je l'ai pas vue, cette Ava. Une semaine, au moins. Bah ouais, quand on connait pas grand monde, une semaine sans voir quelqu'un, ça passe pas vite. Du coup, vu que j'ai rien de prévu ce soir, je pense que je vais lui proposer un truc un peu sympa, si elle est libre. Ça pourrait lui faire plaisir.

"Hello hello Ezouille, t'as de la chance, mon emploi du temps de ministre - loul - me laisse une soirée de libre" Bon bah, parfait ! Un énorme sourire aux lèvres, je prépare avec plaisir la petite surprise que je lui réserve. J'ai pas beaucoup de temps devant moi, donc faut que je me grouille. En plus du t-shirt que je porte pour l'instant sur le dos, j'enfile ma méga chemise à carreaux qui tient chaud de ouf, et range un sweat dans mon sac au cas où. Puis, je mets mon bonnet trop cool. Il est noir, tout simple, mais je l'aime bien. Mode bûcheron canadien activé. Je récupère vite fait une brosse à dents dans la salle de bain, que je range avec le sweat. Enfin, je prévois de l'argent, des clopes, et une thermos de thé si Pinky a froid.

Me voilà fin prêt. 22h12, il me reste encore un peu de temps pour tout ranger dans ma voiture. Qui se trouve sur le parking, bien loin du bâtiment des dortoirs. Enfin, à pied, sans rien dans les mains, c'est tout près. Mais là, faut que je prenne sac, sacs de couchage et oreillers - parce qu'il faudrait quand même pas qu'Ava ait mal au cou, heein, que je descende les escaliers, et que je traverse la cour avec une allure de gros neuneu, ça va être génial. Mais bon, pas le choix, huhu.

Armé jusqu'au cou, je peine à sortir de ma chambre en une fois. Je balance les oreillers, puis les sacs dans le couloir, et ferme à clé comme si de rien n'était. Alarmées par le bruit, certaines têtes sortent des pièces voisines, que j'ignore. Je répète la scène dans les escaliers : les oreillers volent d'un étage à l'autre, suivis des sacs de couchage. Du nerf, on y est presque. Putain, j'ai oublié qu'il fallait que je reste discret, uh. Ofh, au pire, les surveillants sont comme les élèves : à cette heure ci, le vendredi soir, ils sont plus très nombreux, donc bon.

Je traine les affaires jusqu'au parking. Enfin la voiture ! J'ai l'impression d'avoir vécu un périple quoi. Je range tout dans le coffre de la Land Rover aux côtés d'une guitare que j'ai laissée trainer là, et me précipite comme prévu jusqu'en bas de l'internat, afin d'attendre miss Rivers. 22h28, elle devrait pas tarder à arriver. Pour profiter de mon avance, j'allume une clope, et patiente tout en prévenant mon amie que je suis arrivé au lieu de rendez-vous.

Justepourletrucdessourcils.

Le truc pratique, quand on est seul dans sa chambre, c'est qu'on a de la place. Genre mes fringues prennent les deux armoires, j'ai balancé mes clous, quelques pans de tissus, un ciseaux, et la boîte à coudre sur le lit d'à côté. Comme ça, le soir, j'peux bidouiller tranquille sans descendre à la salle. Parce que n'empêche, 19h passées, on se gèle littéralement le cul dehors. En même temps, le Canada c'est pas les Caraïbes, hein, c'est sûr. J'suis même sûre qu'il va pas tarder à neiger, si vous voulez mon avis. Le truc con, c'est qu'on peut pas prendre l'excuse 'Il neigeait' pour sécher les cours. Vu que ben, c'est pas comme si on était sur place, mais presque. Du coup, il faut redoubler d'imagination. Croyez pas que je sèche les cours, hein, mais bon. Voilà quoi.

Je fouille dans mon armoire à la recherche de la dernière veste que j'ai achetée. Une superbe veste kaki. Longue, elle doit m'arriver en-dessous des fesses. Le souci, dans tout ça, c'est qu'elle est banale. Tout à fait banale. Du coup, faut que je coupe, que j'enfonce des clous, et tout ce genre de petites choses. Et croyez-moi, j'ai bossé sur le croquis pendant au moins une semaine, avant de trouver un truc vraiment cool. J'ai juste fini, à vrai dire. Et je rêve de porter cette future petite merveille.

Je m'assois sur le lit inoccupé et regroupe tout ce dont j'ai besoin pour commencer à customiser mon récent achat. J'étale mes feuilles sur le bureau que j'ai placé juste en face - ouais, ok, c'est un peu le bordel dans ma chambre ces temps-ci, surtout que j'ai tout réorganisé niveau intérieur - et commence à tracer à la craie ce que je vais devoir découper. Je m'interromps juste lorsque mon téléphone vibre. Tout en gardant un oeil sur mes brouillons, je déverrouille l'engin et regarde qui peut bien m'envoyer un message à cette heure-ci. "Yo Pinky, j'espère que t'as rien prévu pour ce soir, parce que je t'ai organisé un truc de fou !" Ezouuuuuuille. En y repensant, ça fait longtemps qu'on s'est pas vus. Les cours en eux-mêmes ne prennent pas tant de temps que ça, c'est surtout le taf autour, en fait.  Mais revenons-en au message. Je hausse un sourcil. Un truc de fou. J'veux absolument savoir ce que c'est. JE VEUX. Mais bon, on va pas jouer trop les curieuses, sinon je vais m'agacer de pas savoir. Et qu'il ne veuille pas me le dire, aussi. Donc bon. Le truc cool, c'est que vu que c'est 'ce soir' ça risque de pas être dans trop longteeeemps.

Du coup j'ai abandonné ma veste, mes croquis, j'ai tout laissé en plan pour attendre la réponse d'Ezra. J'crois que j'ai jamais autant guetté mon téléphone huhu. J'en ai profité pour ranger un peu, aussi. Mais j'peux vous dire que je sautais sur mon portable à chaque vibration si peu qu'il me donne un indice. Malheureusement pour moi, la seule chose que je sais, c'est que je pionce pas ici ce soir. Ah, et aussi qu'il n'y aura pas de clowns en bas. Mais bon, vous comprendrez que ça ne m'avance pas à grand chose.

Du coup, au lieu de me casser la tête à essayer de trouver ce que c'est, je préserve une partie de mon énergie et commence à attraper mes affaires. Je renfile rapido un jeans - le short pour sortir dehors, y a plus chaud, hein - rattrape un haut, un pull, et enfile par dessus l'un de mes nombreux sweats. C'est ça, l'avantage d'acheter ses sweats rayon homme. Tu peux foutre n'importe quoi en-dessous. Et puis bon, le rose bonbon et les princesses sur les sweats de nana, on a connu mieux. J'préfère mon bon sweat Diesel qui date d'y a un an, noir, tout bête, juste avec la tête du bonhomme iroquois dessus. Chacun son style, me direz-vous.

Je glisse mes pieds dans mes vieilles Timberland - elles ont 4 ans, s'il vous plaît, mais elles tiennent bien la route - et passe dans la salle de bains, histoire de récupérer le nécessaire et de voir brièvement la gueule que j'ai. Mes cheveux sont en bordel, et je m'en branle. A vrai dire, c'est à peine si je me coiffe le reste du temps, alors bon. J'essaie tout de même de lisser un peu ces connasses de tifs brunes et bleues avant de ressortir de la pièce et de fourrer mes affaires dans mon sac.

Je guette l'heure. Eh ben j'peux vous dire que pour ranger toutes mes affaires, j'ai été rapide. Parce que c'est ça qui prend le plus de temps, et qu'j'suis pile à l'heure. A peu près. Vibration de l'IPhone. Ezra est là. Je chope mon sac et range mon téléphone dans ma poche avant de passer la porte de ma chambre, fermant celle-ci à clé avant de longer le couloir, descendre les escaliers, redescendre des escaliers, re, et encore re. Je sors de l'internat, replaçant correctement la lanière de mon sac sur mon épaule. Je vois alors Ezra, la clope au bec. Je sautille vers le brun un peu comme une gamine qui attend ses cadeaux de Noël. Avouons que c'est presque la même chose. C'est une surprise. Pas Noël ni rien, mais c'est une surprise. Et je suis pas spécialement patiente pour ce genre de chose.

- Re Ezouuille, alors dis-moi tout. On va où ? je demande, alors arrivée face à lui, rabattant ma capuche sur ma tête, commençant légèrement à sentir le froid venir me piquer les joues.

Il ne faudra pas attendre plus de cinq minutes après mon dernier message pour voir Pinky débarquer en sautillant ; enfin, une Pinky aux cheveux bleus/noirs, mais une Pinky quand même. Il fait déjà nuit noire, mais je parviens quand même à distinguer la couleur grâce aux lampadaires. Je souris, ravi de la voir à l'heure, et écrase le mégot sous ma chaussure tandis qu'elle s'approche. Elle me fait marrer, son sweat est carrément trop grand. Mais ceci dit, il a carrément la classe, faudrait que je me trouve le même. C'est sympa Diesel, comme marque. Au pire, j'essaierai de le lui piquer, il est sûrement à ma taille, héhé.

"Re Ezouuille, alors dis-moi tout. On va où ?" demande-t-elle tout en rabattant sa capuche alors que le vent semble se lever. Ben je crois qu'on aura pas chaud cette nuit. Mais bon, c'est pas grave, on va sûrement passer une bonne soirée quand même, le froid n'a jamais tué personne. Enfin si, mais pas nous. Ahah, t'as hâte de savoir, hein ? je lance, narquois, profitant de ma supériorité de l'instant pour la titiller un peu. Elle le saura bientôt, de toute manière. Enfin, bientôt, dans une heure ou deux. Plutôt deux même, huhu. Enfile ça ! Je retire mon bonnet, enlève la capuche d'Ava, et enfile mon couvre-chef sur sa tête. Puisqu'il retombe un peu d'habitude, il me suffit de l'enfoncer au maximum pour lui couvrir les yeux, afin qu'elle garde la surprise jusqu'au bout. Je remets sa capuche à sa place pour pas que la pseudo-brune ait froid, et attrape cette dernière de telle sorte qu'elle se retrouve portée telle une princesse aveugle, jusqu'à son carrosse non loin de là.

Je garde le silence tout en me dirigeant vers le parking extérieur de l'université, malicieux. Peu de monde est vraiment patient pour les surprises, et je pense qu'Ava ne déroge pas à la règle. Du coup, c'est marrant de la faire bouillir. Je serais à sa place, j'en pourrais déjà plus, héhé. Une fois arrivés, je repose Ava à terre. Tadaaa, tu peux enlever le bonnet maintenaant. Je tends les bras vers ma belle - ou pas, faut savoir qu'elle est bien vieille, mais bon - Land Rover, tout sourire, comme Ali Baba qui gueulerait "Sésame, ouvre toi". Sans le sarouel ni le petit chapeau sur la tête, bien évidemment.

Je l'invite à monter et jette son sac sur la banquette arrière. D'après le GPS - que je garde sur mes genoux pour éviter les regards indiscrets d'Ava - on en a pour facile une heure et demie de route, environ 150km. Puis, je démarre, avec une excitation quasi palpable à l'idée de faire de ma surprise, une soirée inoubliable.

T'aimes bien Iggy Pop j'espère ? je demande alors que l'auto-radio lance automatiquement l'album Lust for Life. J'ai sûrement d'autres CDs, mais j'avoue que j'adore particulièrement celui-ci, il est méga entraînant, y a rien de mieux pour se sentir over badass sur la route.

"Ahah, t'as hâte de savoir, hein ?"

J'aime très peu l'air qu'il prend à ce moment là. Genre "Héhé moi je sais toi tu sais pas". Et j'dois dire que ça me donne encore plus envie de savoir ce qu'on va faire. Surtout que bon, certes on est vendredi soir donc y a pas mal de choses à faire, mais bon, on reviendrait peut-être quand même pioncer là. Alors que là non. Où est-ce qu'on va dormir ? Non, vraiment, je sais pas, et ça m'intrigue. J'ai à peine le temps d'ouvrir la bouche pour lui répondre que je le vois m'enfoncer son bonnet sur le crâne, après avoir rabattu ma capuche. Jusqu'à ce que je ne puisse plus rien voir.

- Bien, j'dois vraiment avoir une tête de bite maintenant, t'exagères quand même, Ez, non mais - woh, attends ! Je fais alors, ma voix partant dans les aigus suite à mon décollage.

Je me retrouve bien vite complètement paumée. Je ne vois plus rien, Ezra m'a soulevée pour m'emmener jenesaisoù. Et j'dois vous dire qu'on perd bien vite ses repères quand on est plongé dans le noir, et qu'on vous mène à un endroit inconnu. Du coup ben je passe mon bras au-dessus de l'épaule du brun - en essayant de ne pas lui foutre ma main dans la gueule, et c'est pas chose facile quand on a autant d'adresse que moi - et je rentre bien vite mon autre main dans les poches de mon sweat pour garder un maximum de chaleur.

- J'ai l'impression que j'vais me prendre un mur à chaque pas que tu fais, c'est ouf. J'pense que ça vient de la fois où j'me suis écrasée contre une porte dans le noir quand j'étais chez moi, je raconte, plissant les yeux comme une conne sous le bonnet à chaque fois que j'ai la sensation de sentir un truc arriver en face. C'était la porte des chiottes en plus. Quelle idée de pas la fermer, aussi, tsuh.

Ezra semble s'arrêter, et je retrouve la terre ferme. Je reste quelques secondes sans bouger pour reprendre un minimum d'équilibre. Pas de foutage de gueule, ok. On a un bon équilibre ou on a pas. Et j'pense aussi qu'c'est dû à mon oreille, ou une connerie du genre. Parce que depuis j'ai moins d'équilibre. J'sais pas, peut-être, ou alors c'est juste qu'y a une partie de mon cerveau qu'est plus important que l'autre. Allez savoir, on ne sait pas. Y a des fois où j'me dis qu'heureusement, tu ne dis pas toutes tes âneries tout haut. Tu passerais réellement pour une conne sinon. Ofh, au point où on en est.

"Tadaaa, tu peux enlever le bonnet maintenaant."

J'attrape le haut du bonnet et ni une ni deux, je le retire plus vite que Buzz l'éclair. J'imagine à peine la gueule de mes tifs avec l'électricité statique, mais bon. Je reste un instant perplexe devant un Ezra désignant sa voiture comme si c'était THE surfruise. Ouais, une voiture. Euh ? Généralement, ouais, on utilise une voiture pour se déplacer. Mais j'dois dire que ça me dit pas où on va. Autant dire qu'j'suis toujours aussi peu avancée dans ma quête à la surprise.

- Tu sais que là, ça m'aide pas à grand chose, je commente, agitant ma main tenant le bonnet pour montrer la Land Rover de mon ami.

La minute d'après, nous sommes déjà dans l'auto. Moi j'aime bien être en voiture, j'trouve qu'on est vachement bien installés. Mais ce n'est qu'un détail. Ezra a gardé le GPS sur ses genoux. Genre il croit que je vais regarder là, comme ça, pour savoir où on va ? ... J'commence à croire qu'il me connaît bien. Et malheureusement, d'où je suis, je peux pas guetter ce que le Monsieur GPS indique. Et ça m'agace. Parce que, entre nous, si vous ne l'aviez pas déjà compris : JE VEUX SAVOIR OU ON VA. Donc je vais tester une autre approche, juste après la question du brun.

"T'aimes bien Iggy Pop j'espère ?"

- C'est un classique, évidemment. Même si j'suis un peu plus branchée musique urbaine. Dis, mon petit Ezouille, tu voudrais pas que je te dise où faut aller ? Non mais parce que baisser les yeux vers tes genoux tous les quatre matins ça risque de pas être très pratique, tu vois ? Même pas très prudent. Tu veux pas me confier cette tâche ? Grand sourire essayant d'être innocent. J'ai dit essayant.

Sur le chemin jusqu'à la voiture, Ava déblatère un nombre incalculable de conneries, me racontant par exemple, la fois où elle s'est pris la porte de ses chiottes en pleine tronche. J'aurais bien voulu voir ça, huhu. Ceci dit, je reste encore et toujours silencieux, afin de garder la surprise jusqu'au bout, laissant mon amie dans un profond monologue. Le stress de l'inconnu ? C'est l'excuse qu'on pourrait trouver pour certaines personnes qui parlent toutes seules ; mais non, pour Ava, c'est tout naturel je crois bien. Quand je vous disais qu'elle est marrante.

Une fois arrivés à la voiture et le bonnet retiré, la perplexité se lit sur le visage d'Ava. Mes bras retombent mollement et je fais une moue peu convaincante, faussement déçu par la réaction de la jeune femme. "Tu sais que là, ça m'aide pas à grand chose" lance-t-elle en indiquant la voiture du bonnet. T'aurais au moins pu faire semblant d'être contente, je réplique, faisant mine d'être vexé, bien que je comprenne sa réaction en tout point, huhu.

Il ne faudra pas plus de cinq minutes à la fille aux mèches folles pour faire éclater sa curiosité. A peine lui ai-je posé la question concernant la musique de fond, qu'elle me propose déjà de tenir le GPS. "Dis, mon petit Ezouille, tu voudrais pas que je te dise où faut aller ? Non mais parce que baisser les yeux vers tes genoux tous les quatre matins ça risque de pas être très pratique, tu vois ? Même pas très prudent. Tu veux pas me confier cette tâche ?" Ben voyoons. Je tourne la tête vers ma voisine en la penchant légèrement sur le côté, du genre "T'as vraiment cru que j'allais me faire avoir aussi facilement ?". Elle sourit, faussement innocente. Sauf que ça pue l'hypocrisie, tout ça, très chère. Souris pas comme ça, tu ressembles à Annabelle, je réponds, laissant échapper au passage un léger rire. Et non, t'inquiète, je sais me démerder avec le GPS sur les genoux, je le fais tout le temps !, j'ajoute, sourire taquin aux lèvres, attendant la frustration d'exPinky.

Le trajet se poursuit, encore et encore. Jusqu'à ce que je réalise que j'ai oublié de manger, hm. L'intelligence à l'état pur, j'ai nommé Monsieur Feuerbach. Je grimace quelque peu. En plus j'ai à peine pris une thermos de thé, on va pas aller bien loin avec ça. D'après le GPS, il reste encore à peu près trois quarts d'heure avant d'arriver. Et visiblement, d'ici une trentaine de minutes, voire même un peu moins, il va falloir qu'on commence à prendre des petites routes bien relou, avec aucune chance de tomber sur un restau quelconque. Au pire, on croisera un caribou et on fera un feu. Comment ça, je dois me débarrasser de mes clichés sur le Canada ? Huhu. Donc bref, faut que je me décide.

Dis-moi Avouille, t'as faim ? Je t'offre un McDo si tu veux. Trop de galanterie en un seul homme.

"Souris pas comme ça, tu ressembles à Annabelle" lâche-t-il avec un rire.

Je fronce le nez, passant mes doigts dans mes tifs pour essayer de les replacer correctement alors qu'apparemment, le problème n'est même pas là. Mais cherchez pas. Tout ça pour dire qu'Annabelle est vilaine et qu'elle fait fuir tout le monde. A part les quelques gens assez fous pour aller voir le film au cinéma. J'suis pas spécialement trouillarde, mais quand c'est un truc avec des poupées, des objets, ou des drôles, ça me fait flipper vraiment beaucoup. Je sais pas pourquoi. Mais le fait est que. Voilà. Je connais déjà la réponse à ma question concernant le GPS. Son air de petit Ezra, là. J'suis sûre qu'il va pas vouloir. Mais bon, après tout, j'pouvais pas ne pas tenter. Pourquoi n'est-il pas un peu plus abruti ? Il serait con, ça aurait faciliter la tâche. Mais apparemment il a bouffé des neurones à quatre heures et il a gagné en intelligence héhé. Quelle est vilaine. Qui aime bien châtie bien.

"Et non, t'inquiète, je sais me démerder avec le GPS sur les genoux, je le fais tout le temps !"

Qu'est-ce que j'avais dit.

- Dis moi, Ezra, tu serais pas le cousin de Chucky ? J'trouve que vous vous ressemblez vachement, niveau faciès, je lance en retour d'Annabelle. Maaaaaaaaais, Ezra, c'est pas drôle. T'aimerais, toi, que je t'emmène quelque part sans savoir où c'est ? Pfuh c'est pas drôle. Tu me le paieras, Fuer-Fur-Fer-Bach, ok.

Y a bien une chose avec laquelle j'ai toujours du mal. Non, pas la gueule de mon voisin de classe en Histoire. La nom d'Ezra. L'allemand et moi on fait quinze - et ça c'est quand on s'entend bien - et j'ai toujours été une quiche dans la prononciation des trucs avec trop de voyelles dedans. Je pourrais très bien éviter de l'appeler par son nom, mais j'sais pas, une partie de mon cerveau doit le zapper, alors je commence - enfin j'essaie - et je perds en crédibilité dès le deuxième essai. La preuve est que ma menace ne ferait même pas peur à un bébé écureuil. Et pourtant il en faut peu pour effrayer un bébé écureuil. Pas que j'aie déjà essayé, nonnonon, je kiffe les écureuils, mais - Ava, la ferme.

Je croise les bras, m'enfonce dans mon siège, et pousse un grognement. Voilà, c'est bon. Maintenant j'vais bouder et puis c'est tout. Il finira peut-être par me dire où c'est. Je me demande encore pourquoi j'ai hérité de cette pauvre folle. J't'ai pas sonnée, toi là-haut.

"Dis-moi Avouille, t'as faim ? Je t'offre un McDo si tu veux."

Je me redresse prestement et me tourne vers Ezra. Quoi ? Le froid, ma réflexion intense sur la destination secrète, la nuit, tout ça, ça donne faim. Et puis j'bouffe tellement peu souvent de trucs venant des fast-food que ça donne vachement faim rien qu'à l'entente de 'McDo'. Me regardez pas comme ça. C'pas une honte de pas bouffer au McDo tous les quatre matins, hein.

- J'prendrais bien un truc, vu que tu le proposes. Et on va appeler ça plus gourmandise que faim, efh. Tu voudrais pas que je t'indique où se trouve le prochain Ronald sur le GPS ? Je tente une nouvelle fois en penchant la tête sur le côté et en battant des cils.

J'suis pas têtue, c'est pas vrai. Mais bon. De toute façon, qui ne tente rien n'a rien. Et pis il reste encore pas mal de temps avant qu'on arrive. Je pense. Et je veux pas attendre encore deux heures avant de savoir, vous comprenez ?

"Dis moi, Ezra, tu serais pas le cousin de Chucky ? J'trouve que vous vous ressemblez vachement, niveau faciès." Ahah bonne répartie, bel esprit. Annabelle, Chucky, ouais ça se vaut pas mal, huhu. Si j'avais pas les mains occupées, j'applaudirais. Au lieu de ça, je penche la tête en fermant les yeux, l'air compatissant. C'est dur d'avoir une sale tronche.

Comme prévu, Ava pas contente. En même temps, fallait s'y attendre. J'allais pas lui donner le GPS alors que l'adresse finale est encore une surprise, elle est marrante. "Maaaaaaaaais, Ezra, c'est pas drôle. T'aimerais, toi, que je t'emmène quelque part sans savoir où c'est ? Pfuh c'est pas drôle. Tu me le paieras, Fuer-Fur-Fer-Bach, ok." Je laisse échapper un rire. Ava n'est pas la première à galérer avec mon nom de famille, et ne sera certainement pas la dernière. En Allemagne, il est carrément courant, mais ici, j'ai l'impression que personne ne sait le prononcer correctement, c'est fou, huhu. Pourtant c'est pas compliqué : en bon français, ça donne "feuille-heure-barre", un truc du genre. Sauf que j'évite de donner la solution à Pinky, ce serait plus très drôle sinon. J'aime tellement voir sa bouche se tordre pour essayer de sortir un son qui lui semblerait correct, puis abandonner rapidement face à l'ampleur de la complexité.

Mais c'est le but d'une surprise, voyons ! Si tu savais d'emblée où on allait, ça enlèverait toute la magie de la démarche !, je réponds en accentuant la dernière phrase d'une voix enfantine et d'un sourire bêta. Et on dit Feuerbach, j'ajoute avec un accent allemand bien prononcé, histoire de rajouter de la difficulté à la tâche, afin de la laisser galérer encore quelques temps, héhé.

Mais bien vite, la tête boudeuse de miss Rivers s'illumine au mot "McDo". Un peu comme un suricate qui viendrait d'entendre un bruit. "J'prendrais bien un truc, vu que tu le proposes. Et on va appeler ça plus gourmandise que faim, efh. Tu voudrais pas que je t'indique où se trouve le prochain Ronald sur le GPS ?" retente-t-elle en essayant une nouvelle tronche mimi, la tête penchée sur le côté et les cils en mode papillon. Je soupire, exaspéré, et resserre les genoux afin de cacher l'écran du GPS. Non, Ava, tu ne sauras pas, héhé. T'inquiète, j'en ai repéré un pas loin, on va faire un détour !, je réponds simplement, petit sourire en coin, laissant ainsi s'écraser tout espoir de découvrir l'endroit où je compte l'amener.

On va pas s'arrêter par contre, si ça te dérange pas, sinon on est pas près d'arriver, je commente alors que je me gare au Drive. Alors, tu veux quoi, chère Avouille ?

J'avais une chance sur un milliard qu'il ne se foute pas de ma gueule quant à la prononciation de son nom. Et, visiblement, ce n'est pas le bon jour. J'sais qu'j'dois pas avoir l'air super intelligente quand j'essaie de dire son nom, mais tout de même. Enfin c'est comme si on essayait de parler chinois avec un Japonais. Y a de grandes chances qu'il se foute de notre gueule. Mais bon, sur ce coup là, j'assume. En même temps, j'me demande si j'peux faire autrement efh.

"Mais c'est le but d'une surprise, voyons ! Si tu savais d'emblée où on allait, ça enlèverait toute la magie de la démarche !" me répond Ezouille, avec un sourire con et une voix de gamin. Avant d'ajouter : "Et on dit Feuerbach."

Alors le truc c'est que bon. Avouons-le. J'aime pas les surprises. Enfin c'est cool, et tout, mais j'veux dire. J'suis pas hyper patiente pour ce genre de choses. J'aime pas ne pas savoir. Et c'est ça le principe d'une surprise, à vrai dire : ignorer jusqu'au dernier moment. Donc vous pensez bien que bon. Voilà quoi. J'aime pas trop trop ça. J'me demande bien qui aime les surprises, de toute façon. Bref. Tout ça pour finir de dire que j'ai toujours pas pigé comment on dit son nom, à Surpriseman. A vrai dire, pendant un court instant, j'ai même cru qu'on parlait pas la même langue hu.

- Ouais si tu veux, si tu veux, Ezra, je fais en hochant la tête alors que je répète - tout du moins j'essaie - le nom d'Ezouille à l'intérieur de mon crâne.

Et bien sûr, je n'ai toujours pas le droit de prendre le GPS. C'aurait été trop beau, vous comprenez. Mais en même temps, si j'essayais pas, je pouvais pas savoir, hé. Mais bon, vu qu'il est têtu sur les bords, autant inonder un nénuphar, ça reviendrait au même. Bref. J'arrête. Au moins pour 10 minutes. Mais je crois que ce que dit Ezra me fait tirer une tronche longue de quinze culs. 'On va faire un détour'. Ok ben voilà, voilà. Je ne saurai jamais où on va, même en zyeutant le GPS. Qu'est-ce que c'est injuste. J'espère que c'est pas encore trop loin, sinon j'vais tenir jusqu'à ce qu'on arrive. Je risque de mourir d'une crise d'impatience aiguë vous voyez.

- Est-ce que je peux juste te demander si c'est encore loin ? Dis-moi qu'c'est au moins à moins de 2h. Sinon j'vais mûrir d'impatience muh.

"On va pas s'arrêter par contre, si ça te dérange pas. Alors tu veux quoi, chère Avouille ?"

Le moment le plus compliqué. Choisir ce qu'on veut bouffer. On va prendre un truc sans trop de viande. Et pas trop gros. Disons qu'j'ai pas franchement confiance en la viande du McDo. Tout doit être reconstitué, avec un peu d'os pour agrémenter le tout, donc j'me méfie, vous voyez. C'est pour ça que j'évite le poulet quand j'viens ici. Leurs nuggets sont faits avec la carcasse, alors bon. On évite, ouais.

- J'crois qu'j'vais prendre la salade sans bidoche, là. Pâte mozarella. Sitouplé Ezouille.

Gardez-le pour vous mais j'ai hésité avec le Happy Meal.

"Ouais si tu veux, si tu veux, Ezra." Elle a abandonné, encore une fois. C'est marrant, je crois qu'elle arrivera jamais à prononcer mon nom. Je resterai éternellement Ezra tout court, huhu. Ceci dit, elle n'a toujours pas abandonné l'idée de découvrir la destination. Mais bon, dommage pour elle, je ne compte toujours pas la lui révéler, héhé. "Est-ce que je peux juste te demander si c'est encore loin ? Dis-moi qu'c'est au moins à moins de 2h. Sinon j'vais mûrir d'impatience muh." Je garde le silence sans lâcher mon cher sourire taquin, tandis que ma vitre s'ouvre sur une employée.

Ava choisit une simple salade "sans bidoche, là. Pâte mozzarella. Sitouplé Ezouille." Honnêtement, je dois avouer que je suis méga étonné. Je m'attendais vraiment à ce qu'elle prenne un Happy Meal ou une connerie du genre. Au moins le jeu à l'intérieur l'aurait occupé, et j'aurais été tranquille pendant à peu près cinq minutes sans qu'elle me pose de questions ni qu'elle cherche à zieuter le GPS. Mais tant pis pour moi ! Espérons que la salade l'occupe tout autant, huhu. Quant à moi, je commande un best of, parce que je suis un morfale et que je commence à sérieusement avoir la dalle.

Je profite du temps d'attente pour enfin répondre à Ava, qui doit certainement me détester de garder autant de mystère. Patieence, il nous reste encore à peu près une demi heure, ça devrait passer plutôt vite maintenant ! Faut avouer que ça fait déjà presque une heure, je comprends un peu qu'elle puisse en avoir marre. Mais ça en vaut vraiment la peine, tu vas adorer l'endroit c'est obligé, j'enchaine une fois les commandes récupérée, et redémarre aussitôt.

J'avale rapidement mon menu, histoire de pas être déconcentré trop longtemps, et accélère alors que l'on commence à s'enfoncer dans des sentiers complètement différents des routes habituelles. Plus de lampadaires, plus de voitures ni de bâtiments, seulement des arbres de chaque côté du chemin, et les phares de la voiture pour éclairer celui-ci. J'accélère encore un peu, si bien que la demi heure restante se transforme en une petite vingtaine de minutes.

J'crois que pendant un court instant j'ai sincèrement eu envie de lui sauter dessus pour l'étrangler, lui arracher la langue et les dents avant de plonger ses gencives dans l'alcool à 90. Pourquoi tant de haine, vous devez vous demander. Eh bien parce que le cousin de Chucky ici présent n'a.pas.décidé.de.répondre.à.ma.question.dans.l'immédiat. Et je dois dire que c'est enquiquinant. Non, c'est même trèèèès emmerdant. J'suis en train de mourir d'impatience, j'hésite encore entre lui arracher les cheveux et lui épiler les poils du nez pour qu'il me réponde. Et surtout pour qu'il arrête de sourire comme ça. Mais malheureusement, j'me suis arrêtée en cours de route de réfléchir à ma vengeance parce qu'il a fallu dire à la dame c'qu'on allait bouffer. Evidemment, j'aurais très bien pu lui demander quelle punition était la plus douloureuse, mais ça m'aurait étonnée qu'elle choisisse l'épilation des poils de nez puisqu'un des siens dépassait. C'était pas très propre, ouais, mais bon. J'allais pas lui dire "Eh, t'as un poil qui dépasse !". Avouez qu'ça peut être ambigu. Non j'déconne. Bref, passons.

"Patieence, il nous reste encore à peu près une demi heure, ça devrait passer plutôt vite maintenant ! Mais ça en vaut vraiment la peine, tu vas adorer l'endroit c'est obligé" finit-il par me répondre une fois la commande réceptionnée.

Encore 30 minutes. Je soupire de soulagement. Comprenez-moi en même temps. J'suis sûre qu'ça fait plus d'une heure qu'on est sur le chemin et que j'ai aucun indice. Mais vraiment AUCUN. Il n'est pas franchement facile à soudoyer, le petit Ezra. Et c'est bien ça le problème. A croire qu'y a que les gens que je ne connais pas qui seraient capables de tout me dire, efh.

On va me prendre pour Patricia, mais. Pourquoi ils ne nous donnent pas de vrais couverts ? J'ai jamais été douée avec les machins choses en plastiques là. Mais bref. Sinon, j'trouve que les espèces de boules de fromages ressemblent à des boules de neige. Vous trouvez pas ? Hyper concentrée, je tente de faire grimper une boule sur une autre, et j'dois dire que c'est vachement galère. J'y arrive au bout de quelques minutes - et sans en faire tomber une seule par terre, ça relève du miracle - et trace ensuite sur la boule supérieur un espèce de sourire qui ressemble à Pedobear - c'était pas voulu - et des yeux qui se barrent en couille. Ca non plus c'était pas voulu. Je tourne, trop fière de moi, ma salade vers Ezouille.

- MATE CA EZOUILLE. On dirait un bonhomme de neige ! Tu trouves pas que j'ai un certain avenir dans la sculpture sur fromage ? Avoue qu'il est magnifique. Aussi beau qu'un rouleau de PQ, ouais. Roh.

Et lorsque je regarde la route, là, maintenant, tout de suite, si j'étais pas avec une personne de confiance, je flipperais ma race de panda. Une forêt sombre, plus un paysan à la ronde, juste nous, le vieux chemin, et la Land Rover d'Ezouille. Si j'avais été avec un psychopathe, j'aurais eu juste l'impression qu'il allait me violer. Mais, hormis ça, la forêt est vachement jolie.

- Euh, on va rendre visite à un vieux bûcheron canadien ? Tu comptes pas me vendre contre du bois ? Hein Ezra ?

"MATE CA EZOUILLE." Oh ptain, elle m'a fait sursauter à crier dans mon oreille, tiens. Cette fille est définitivement dingue. Par réflexe, je freine brusquement, avant de réaliser qu'il n'y a ni caribou, ni castor, ni ours, ni bébé phoque, ni joueur de hockey à traverser le chemin. J'accélère donc à nouveau comme si de rien n'était, reprenant une respiration tranquille, tandis qu'Ava continue de me présenter fièrement sa sculpture en mozzarella. "On dirait un bonhomme de neige ! Tu trouves pas que j'ai un certain avenir dans la sculpture sur fromage ? Avoue qu'il est magnifique." Eh ben faut croire qu'elle sait s'occuper avec un rien. J'aurais vraiment dû lui offrir un Happy Meal, mais dès le début de la route, comme ça elle se serait é-cla-tée pendant une heure et demie sans voir le temps passer. J'inspecte son "bonhomme de neige." Mh, moui, c'est à peu près ça oui, c'est plus ou moins un bonhomme de neige.. Enfin un bonhomme de fromage quoi. Ouais en fait, ça ressemble pas à grand chose. Mais je vais quand même lui dire que c'est sublime, elle sera ravie. Je confirme Avouille, t'as un véritable talent, c'est magnifique !, je lance d'un ton plus qu'enjoué, mais certainement peu convaincant.

Une dizaine de minutes. Plus qu'une dizaine de minutes, un peu moins même, et on sera enfin arrivés. A côté de moi, Ava ne semble vraiment, mais vraiment pas rassurée. Et il y a un peu de quoi : on est au beau milieu d'une forêt, on voit même pas le ciel puisque les arbres le cachent, et on aperçoit à peine ce qui se trouve de chaque côté du sentier. "Euh, on va rendre visite à un vieux bûcheron canadien ? Tu comptes pas me vendre contre du bois ? Hein Ezra ?" A nouveau, je ris discrètement. Heureusement qu'elle me prend pas moi-même pour un psychopathe, sinon elle se serait déjà barrée en courant. Pas contre du bois non. Plutôt contre une peau d'ours, apparemment ça tient méga chaud, je réponds, malicieux. Je retire alors mon bonnet, et le lance à ma voisine. Enfile ça, je veux que tu aies la surprise jusqu'au bout ! On arrive dans même pas cinq minutes.

J'accélère sur les derniers mètres, alors que j'aperçois devant nous une ouverture du chemin. Ça y est, on est arrivés, enfin ! Et l'endroit est juste magnifique. C'est absolument époustouflant. Devant nous se dresse une longue rivière, entourée d'arbres et de monts. On ne voit pas encore grand chose puisqu'il fait nuit noire, mais par chance, la pleine lune est de sortie, et se reflète parfaitement sur l'eau et éclaire le paysage. Je sors le premier de la voiture, la bouche grande ouverte et les yeux pétillant comme ceux d'un gamin qui découvre Disneyworld pour la première fois. Eh bah putain..., je chuchote, encore sous le choc de la vue. Puis, j'ouvre la portière du côté d'Ava, et la guide pour se sortir de la Land Rover. Je la laisse en plan, bien face à la rivière, m'éloigne de quelques mètres, et mets enfin fin à son attente. Tu peux enlever le bonnet Avouille, j'te présente le parc national Jacques Cartier ! Le nom est pas sexy du tout, mais l'endroit est vraiment canon. Avoue que ça valait bien une heure et demie de route !, je commente, le sourire jusqu'aux oreilles.

J'crois qu'j'ai fait flippé Ezouille quand j'ai voulu lui montrer mon bonhomme de neige huhu. Disons qu'il a freiné comme un fifou. La prochaine fois je jure sur la tête du fromage que je hurle pas comme une dingue. A vrai dire, j'sais bien qu'il faut pas gueuler comme ça, mais j'réfléchis rarement avant de faire quelque chose. Certains trouvent ça chiant, d'autres trouvent ça amusant. Moi, personnellement, j'trouve ça carrément banal, mais bon. Entre nous, chacun son cookie. Bref, tout ça pour dire qu'Ezra n'a pas l'air convaincu par mon talent concernant la sculpture sur fromage. J'observe un instant mon bonhomme de neige. Il est vrai que ça ressemble plus à du Niki de Saint Phale plutôt qu'à de l'art. ... Oups, j'ai pensé trop fort. Cette femme est douée, hein. Pour faire des boudins informes, c'est cool, elle a pu se faire du fric, mais, soyons honnêtes. C'est juste affreux. Ah, c'est sûr, y a de la couleur, tout ça tout ça, mais c'est affreusement moche. Vous trouvez pas ? Là n'est pas la question, Ava. T'as raison.

- Bon, ouais, j'avoue, c'est un peu pas trop réussi, je fais avec un soupir. Mais bon, j'fais des fringues, pas des boudins, ne l'oublions pas, je continue, haussant les épaules avant de bouffer le bonhomme de neige.

J'suis sûre, sinon, que j'vais vivre un truc comme dans les films d'horreur. Genre un bûcheron canadien sort subitement de la forêt et se jette contre le pare-brise, la tronçonneuse à la main, la vitre éclate, et on se rend compte que c'est un bûcheron zombie ou fantôme, et il essaie de nous trancher la tête. Ses vêtements sont en lambeaux, il a le teint gris, les yeux translucides qui dégoulinent de sang, et un crochet, aussi, à la place d'une main.  Et même ses Timberland sont niquées jusqu'à la moelle tellement il est vieux. Il a faim. Il veut nous bouffer, il a pas mangé depuis 500 ans, parce que peu de gens se baladent sur ces sentiers sombres. Avoir l'imagination débordante ? Moi ? Hohoho, jamais de la vie, vous croyez quoi là ?

"Pas contre du bois non. Plutôt contre une peau d'ours, apparemment ça tient méga chaud" répond mon ami, malicieux. "Enfile ça, je veux que tu aies la surprise jusqu'au bout ! On arrive dans même pas cinq minutes" m'annonce-t-il en me balançant son bonnet.

Je lui tire la langue. Il oserait pas m'échanger contre de l'ours, j'suis trop exceptionnelle. Moi j'aurais dit trop barbante, le bûcheron aurait pas voulu de toi. Sympa, ça fait toujours plaisir. Bref, il m'échangerait pas, on s'entend trop bien pour qu'il puisse me vendre à un pédophile des bois. Wait. Peau d'ours ? Y a des ours ici ? Comme ça, là, ils se baladent, là, tranquilles ? Tu sais, j'pense que c'est comme pour les bêtes sauvages en Afrique du Sud, quand tu vas dans les coins reculés, Ava. Eux ce sont des ours. Peut-être, ouais, t'as raison. Et je finis ceci par dire que j'vais finir par connaître son bonnet par coeur.

- T'oserais pas m'échanger contre une peau d'ours. J'suis trop mignonne. Une peau d'ours ça parle pas en plus, tu te ferais chier. Je lui souris et attrape le bonnet. Je grogne un coup pour montrer quand même que bon. Qui est obligée de se recoiffer après, c'est Bibi. Donc voilà. J'te jure Ezra, j'espère qu'y a personne, parce que j'dois avoir l'air trop conne avec ton bonnet foutu comme ça.

Je sens que la voiture s'arrête. Je tâte à côté de moi pour défaire ma ceinture. La porte d'Ezra s'ouvre. Quelques secondes s'écoulent, puis je sens un courant d'air de mon côté. Je reconnais Ezouille aussi. Trop prévoyant, il m'évite de me casser la gueule. On marche un peu et puis je sens plus rien à côté de moi. Ezra m'autorise alors à retirer le bonnet, chose que je fais bien évidemment plus vite que la lumière.

"Tu peux enlever le bonnet Avouille, j'te présente le parc national Jacques Cartier ! Le nom est pas sexy du tout, mais l'endroit est vraiment canon. Avoue que ça valait bien une heure et demie de route !"

- Oh mon Dieu.

C'est juste. Y a pas vraiment de mot pour décrire ce qu'il y a devant moi. Pour moi, c'est le genre de chose qu'on voit qu'en photo, sur Internet. On pense que c'est une sorte de montage, parce que ça semble trop beau pour exister réellement. Alors on croit toute notre enfance que les paysages comme ça n'existeront jamais. Jusqu'à ce qu'on l'ait juste devant nous. Et je crois que ce qui rend l'instant plus magique encore, c'est la lune. La lune apporte toujours quelque chose d'irréel, je trouve. Comme si c'était sorti d'un autre monde. Alors imaginez un peu. C'est tout simplement magique.

- C'est, ouah. C'est juste extraordinaire. Je, fuh. C'est Magique avec un grand M, Ezra. C'est tellement beau. J'te remercie, Ezouille, de m'avoir emmenée avec toi, je fais en me retournant, avec un air de gamine émerveillée.

Parce que ouais, qu'on ait 19, 24, 47, 58 ou 80 ans, quand on est devant un spectacle pareil, on redevient tous des gamins.

"J'te jure Ezra, j'espère qu'y a personne, parce que j'dois avoir l'air trop conne avec ton bonnet foutu comme ça." Ça y est, Ava râle encore à l'idée de devoir porter à nouveau mon bonnet. Je m'y attendais un peu, en fait. Mais j'y peux rien, je veux qu'elle ait la surprise jusqu'au bout, et je sais très bien que, si je lui avais demandé de fermer les yeux, elle aurait saisi n'importe quelle occasion pour en ouvrir un discrètement. De même, si je lui avais dit de se cacher la vue avec ses mains, elle aurait sûrement fait comme les enfants et laissé un fin écart entre ses doigts pour observer furtivement. Et du coup, la surprise aurait été gâchée. Alors certes, elle aura encore les cheveux en pétard, certes elle va pas ressembler à grand chose, mais c'est pour la bonne cause ! Et puis, qu'on se l'avoue, c'est marrant de la voir galérer à marcher à l'aveugle huhu.

"Oh mon Dieu." Qu'est-ce que je disais ! Heureusement que je lui ai laissé la surprise jusqu'au bout, sinon j'aurais certainement pas eu une telle réaction. Je ne sais même plus où regarder: sur les côtés pour admirer le paysage, ou face à moi pour apprécier le regard pétillant de mon amie. C'est juste super gratifiant. "C'est, ouah. C'est juste extraordinaire. Je, fuh. C'est Magique avec un grand M, Ezra. C'est tellement beau. J'te remercie, Ezouille, de m'avoir emmenée avec toi." C'est trop cool, je flippais un peu à l'idée de recevoir une réaction complètement différente. Genre "T'es sérieux Fuer-Fur-Fer-Bach, on a fait autant de route pour un vieux ruisseau et trois pauvres arbres ? Espèce de blaireau, va." Ça m'aurait fait chier, honnêtement, mais vraiment. Mais bon, si j'ai fait ça, c'est que je savais d'avance qu'il y avait plus de chances pour qu'elle réagisse positivement plutôt que négativement. Du coup, vu qu'elle est ravie de la surprise, je le suis tout autant, et mon sourire ne me lâche pas une seconde. T'as vu ça, c'est carrément dingue ouais. J'suis content que ça te plaise, en tout cas ! Mais j'pense que ce sera encore plus beau quand le soleil se lèvera. J'en suis même persuadé. Les levers de soleil, on a beau dire, y a pas grand chose de plus magique que ça. Surtout là où on est. Sérieux, ça risque de nous en foutre plein la vue.

Au bout de quelques minutes d'admiration pure, un énorme courant d'air vient nous geler les os. J'ai beau ne pas être franchement frileux, je dois avouer que ce vent est violent. Bordel, ça caille. Viens, on va s'abriter. J'invite Ava à rejoindre la voiture. J'ouvre le coffre, et tente de l'aménager du mieux que je peux. Je sors ainsi ma guitare un peu trop encombrante, rabats les sièges arrière, éparpille les oreillers de part et d'autre du coffre, et défais les sacs de couchage. L'avantage des Land Rover c'est que, une fois les sièges rabattus, le coffre devient énorme, et trop confortable. Tadaa. Je saute dans l'aménagement de fortune, m'étire largement, et invite la brunette. C'est méga confortable, et on est à l'abri du vent !, je commente en lui lançant un sac de couchage pour qu'elle se réchauffe.

Je passe mes doigts pour essayer de lisser mes mèches brunes et bleues, mon regard oscillant entre le paysage et Ezouille. J'pense que je le remercierai jamais assez. J'ai jamais vu ça de ma vie, et je verrai certainement pas ça des centaines de fois. Vous trouvez peut-être ça ridicule de s'émerveiller devant une 'si petite chose'. Mais moi je dis qu'on s'émerveille jamais assez devant ce qui nous entoure. Et c'est certainement pour ça que les gens sont carrément blasés aujourd'hui. Ils ont les yeux bouchés. S'ils n'étaient pas aussi aveugle, leur vie serait beaucoup plus belle.

"T'as vu ça, c'est carrément dingue ouais. J'suis content que ça te plaise, en tout cas ! Mais j'pense que ce sera encore plus beau quand le soleil se lèvera."

- On va voir le lever de soleil ? Sérieux ? Mais ça va être juste merveilleux. C'est trop, trop bien ! je fais en frappant dans mes mains.

Un courant d'air passe sous mon sweat, et j'ai simplement l'impression de me transformer en pingouin. Ou en glaçon, j'me tâte. J'suis pas spécialement habituée à ce genre de froid, même si à Philadelphie il fait pas la même température qu'aux Caraïbes, le thermomètre affiche très certainement un peu plus de degrés qu'ici. Et ce n'est que le début. C'est souvent en janvier/février qu'il fait le plus froid. Et j'suis au Canada pour 4 ans ahahahahahahah. J'vais finir en bonhomme de neige. Enfin bon, tant que je ne ressemble pas à mon bonhomme-Niki de St Phale, c'est bon hu.

Et visiblement, j'suis pas la seule à me geler le cul, puisque Ezouille jure. Je le suis lorsqu'il s'approche de la voiture, et observe Ezra bidouiller l'arrière de la Land Rover - un peu impatiente de ma retrouver au chaud, j'vais pas mentir hu. Je rentre mes mains dans les manches trop longues de mon sweat, alors que je vois le coffre de la voiture se transformer totalement. En fait, c'est le genre de bagnole où tu peux faire ta vie hu.

"Tadaa. C'est méga confortable, et on est à l'abri du vent !"

Je vais me caler contre un des oreillers, posant pour le moment le sac de couchage seulement sur mes jambes, assise en tailleur. Je me redresse un peu, ne tardant pas à imiter Ezra en m'étirant.

- Tu sais, j'pense que t'as un avenir concernant l'aménagement intérieur, je commence, autant que moi dans la sculpture sur fromage, je finis avec un sourire moqueur. Dis Ezouille, depuis quand tu joues de la guitare ? je demande, mes yeux s'étant posés sur l'instrument.

J'ai toujours trouvé impressionnants les gens qui jouent de la musique. Y a tellement de notes, de trucs du genre, d'accords, faut se concentrer et tout, et je me demande bien comment ils réussissent. Genre, prenons un exemple. toutàfaitauhasard. La dernière fois, j'ai maté Nuno Bettencourt, quand il jouait Rockstar 101 pour Rihanna. Ou même, pour Shut Up And Drive. Au départ il fait un truc chelou avec les cordes, et ça fait comme une bagnole. Pour SUAD, hein. Mais genre, il réussit à retenir TOUS LES ACCORDS. Et c'est pas comme si c'était le seul morceau du concert. Ok, c'est pas forcément compliqué - enfin j'y connais rien - mais faut quand même retenir tout ça. Moi ça m'épate, réellement. A côté, avec mes chiffons, j'ai l'impression d'être une incapable.

"On va voir le lever de soleil ? Sérieux ? Mais ça va être juste merveilleux. C'est trop, trop bien !" Ava est comme une gamine, je suis ravi. Elle tape dans ses mains et sautille comme si je venais de lui annoncer qu'on partait désormais pour Disney. Bon, ce sera pas tout à fait la même ambiance, mais ce sera tout aussi magique, dans un autre registre. Et au moins, on aura pas une queue de trois heures de long à faire pour admirer l'attraction. Enfin, dans un sens si, puisqu'il va falloir qu'on attende 8h ou 9h du mat avant de voir le soleil se lever, mais y aura pas de gosse pour nous shooter dans les mollets, c'est déjà ça.

Ava accepte finalement ma proposition et vient se caler dans le coffre. En même temps, le contraire m'aurait étonné. Déjà que moi-même j'ai froid, alors elle, j'imagine même pas. Je dis pas qu'elle est frileuse - bien que je le pense fortement - mais elle l'est certainement plus que moi, huhu. "Tu sais, j'pense que t'as un avenir concernant l'aménagement intérieur, autant que moi dans la sculpture sur fromage, commente-t-elle une fois bien au chaud, assise en tailleur avec le sac de couchage déployé sur ses jambes. Jusqu'ici complètement affalé, j'imite la bleue et couvre mes jambes après les avoir croisées correctement. Et j'acquiesce à sa remarque, peu fier. C'est tout vu, je deviendrai architecte automobile plus tard, et je t'embaucherai en tant que créatrice de tendances ; tu m'aideras à décorer les coffres avec tes sculptures. J'suis sûr qu'il y a moyen de s'en faire un business, je réponds d'un air faussement sérieux.

"Dis Ezouille, depuis quand tu joues de la guitare ?" demande mon amie, les yeux rivés sur l'instrument. Je reste pensif quelques secondes. Mmh, c'est une très bonne question. Je saurais même pas dire depuis combien de temps j'en joue. J'ai dû commencer vers douze ou treize ans, histoire de faire le rebelle dans la cour du collège, mais sans trop m'y intéresser. Mais il me semble que c'est devenu plus important pour moi quand il y a eu cette histoire avec Lina. C'est con, hein, c'est niais, c'est trop guimauve et je suis pas vraiment fier de passer pour un mec à l'eau de rose, mais ça me défoulait, de gratter à longueur de journée. Ça m'occupait l'esprit. Du coup j'ai appris énormément de morceaux, pas forcément pour me donner un air cool auprès des meufs ; de toute manière, je n'avais pas grand monde à impressionner à ce moment là, puisque je ne venais même plus en cours au bout d'un moment. Non, juste parce que c'était la seule activité qui me permettait un instant d'oublier cette salope. Le problème, c'est que je ne peux pas vraiment raconter tout ça à Ava. Je me suis promis de laisser toute cette histoire derrière moi en Allemagne, il est donc hors de question que ça me suive jusqu'ici. Après quelques secondes de réflexion, je soupire, encore dans mes pensées, et me lance au hasard complet, espérant ne pas faire allusion une seule fois à mon lycée. J'dirais que ça fait bien sept ou huit ans, mais je joue plus régulièrement depuis mes dix-sept ans, à peu près. Je marque une pause rapide, avant de reprendre aussitôt, d'un ton plus léger : J'ai jamais pris de cours, mais je pense que je m'en sors pas trop mal ! Tu voudrais que je te joue un truc ? Autant se débarrasser de sa question au plus vite, sinon je risquerais de faire une bourde. Dans ce genre de situations, je peux vraiment être très con.

"C'est tout vu, je deviendrai architecte automobile plus tard, et je t'embaucherai en tant que créatrice de tendances ; tu m'aideras à décorer les coffres avec tes sculptures. J'suis sûr qu'il y a moyen de s'en faire un business."

J'vois déjà la gueule de l'intérieur des bagnoles, et ça me fait déjà marrer. Genre y aura des bouts de fromages qui pendront, accrochées au plafond, sur le tableau de bord, au milieu du volant, sur le levier de vitesse, pendues au retro intérieur... Non mais ouais, on a de l'avenir. Le seul truc, en fait, c'est qu'il faudra éviter le chauffage, ou en tous cas les températures trop élevées. Disons que le fromage, ça peut fondre. En gros, faut habiter au Groenland mais aimer le froid. Genre un inuit. Ouais, voilà. On fera des voitures glaçons. Avec du fromage.

- Laisse tomber, j'vois déjà le fric tomber du ciel, je fais en glissant mes mains dans mes poches de sweat.

"Mmh, c'est une très bonne question", répond d'abord Ezra avant de réfléchir. J'lui laisse le temps, je sais que le froid peut ralentir la matière grise. A peine quelques secondes plus tard, il finit par me dire qu'il joue depuis environ 8 ans, mais plus régulièrement depuis ses 17 ans. "J'ai jamais pris de cours, mais je pense que je m'en sors pas trop mal ! Tu voudrais que je te joue un truc ?" me demande-t-il.

Alors déjà que je trouve impressionnant de jouer d'un instrument, mais alors apprendre seul. J'trouve ça impensable. Perso, tu me fous une guitare entre les mains, et une partition ou je ne sais quelle connerie devant les yeux, j'vais franchement me demander ce qu'il y aura écrit dessus. Y a des traits, ouais, d'autres traits, des trucs bizarres, et pour moi ça s'arrête là. J'suis pas stupide, allez pas croire, mais honnêtement, c'est comme du chinois. Donc je me demande bien comment on peut réussir à décoder ça tout seul. Ce serait comme prendre un livre en russe et essayer de lire. Mission impossible.

- J'me demande franchement comment tu peux apprendre seul. Tu me fascines, Ezouille, je réponds d'abord. Et pis ouais, ouais j'veux bien voir ce que tu sais faire !

Je redresse mes genoux, pour pouvoir y poser mes bras et y appuyer mon menton, regardant Ezra. J'vais mater ses doigts, j'vous jure, j'vais mater ses doigts. J'veux absolument savoir comment il fait. Enfin voir. D'ailleurs, j'me demande s'il a pas pris l'option musique. A vrai dire je sais pas du tout. A croire que c'est pas déjà venu à la conversation. Enfin après, c'est peut-être juste un passe-temps comme un autre, comme quand je m'amuse à chanter sous la douche. Quoique moi j'ai jamais fait gaffe à comment je chantais hu. Honnêtement, j'm'en branle de chanter comme une casserole. Y a personne pour m'écouter dans la salle de bain, alors j'en profite, vous voyez hu. Bref, tout ça pour dire que je lui demanderai après.

sorry, c'pas top, cémèmdukk.

Avant qu'Ava ne réponde, je m'empresse d'accorder la guitare. Elle est vieille et moche, pas étonnant qu'elle pourrisse dans mon coffre. Mais bon, elle est quand même cool quand on a rien d'autre sous la main. Je parle de la guitare, pas de l'artiste fromagère, bien évidemment ; sinon ce serait non seulement pas très sympa, mais aussi et surtout un peu malsain huhu, bref. "J'me demande franchement comment tu peux apprendre seul. Tu me fascines, Ezouille." Je souris, pas peu fier. En fait c'est vraiment tout con, une fois qu'on connait les bases ça vient tout seul, et là on se sent l'âme d'un artiste - ou pas. J'ai pas vraiment beaucoup de mérite hein, j'ai appris avec des tutoriels sur YouTube, c'est pas ce qu'il y a de plus glorieux !, j'avoue en rigolant. N'empêche que c'est bien pratique, les tutoriels de YouTube, justement.

"Et pis ouais, ouais j'veux bien voir ce que tu sais faire !" A nouveau, je souris comme un con. J'aime bien montrer un peu ce que je sais faire. Je ne me considère pas comme le disciple de Hendrix, ni même comme bon guitariste tout court, mais je trouve ça sympa, de partager un peu ses "passions" avec des gens que ça intéresse. J'espère simplement qu'elle n'a pas accepté seulement pour ne pas me contredire, honnêtement je me sentirais un peu con sinon. Enfin, au pire, ça me fera plaisir à moi, ça fera au moins une personne sur deux de contente huhu. Cool ! Je finis d'accorder le truc et je te montre de quoi je suis capable.

Une fois la dernière corde accordée, je me racle la gorge, et commence à jouer Wild Horses des Rolling Stones. J'ai fait un arrangement sur cette chanson il y a quelques temps, dont je suis plutôt satisfait.

"Childhood living is easy to do
The things you wanted I bought them for you
Graceless lady you know who I am
You know I can't let you slide through my hands
Wild horses, couldn't drag me away
Wild wild horses couldn't drag me away

I watched you suffer a dull aching pain
Now you decided to show me the same
No sweeping exits or off stage lines
Could make me feel bitter or treat you unkind
Wild horses, couldn't drag me away
Wild wild horses couldn't drag me away

I know I've dreamed you a sin and a lie
I have my freedom but I don't have much time
Faith has been broken tears must be cried
Let's do some living after we die
Wild horses, couldn't drag me away
Wild wild horses we'll ride them someday
Wild horses, couldn't drag me away
Wild wild horses we'll ride them someday"

J'attends quelques secondes après le dernier accord, puis relève la tête vers Ava, tout sourire, attendant le verdict. Bien que mon arrangement soit plus "moderne" que l'original - même les Rolling Stones, avouons-le, sont indémodables - j'ai un peu peur que ce ne soit pas franchement son style. C'est pas vraiment ce qu'il y a de plus musique urbaine, cette chanson, donc bon.

Apparemment, Ezouille a appris à jouer de la guitare avec des tutos youtube. Il dit que ce n'est pas franchement glorieux. Mais moi, encore une fois, j'trouve ça exceptionnel. J'veux dire, certes, tu vois le gars en face de toi faire, mais comment tu sais que tu fais la même chose ? Moi, là, par exemple, j'peux mater les doigts d'Ezra, après il me dit de faire la même, j'ai une chance sur un million de réussir. Et encore. Une chance c'est beaucoup, j'trouve. Alors ouais, moi j'trouve ça vraiment, vraiment, extraordinaire.

"Cool ! Je finis d'accorder le truc et je te montre de quoi je suis capable."

Ez a vraiment l'air super motivé de me montrer ce qu'il sait faire. Et j'suis tout aussi impatiente que lui. J'ai pas franchement l'habitude de voir des gens jouer juste devant moi. J'les vois à la télé, sur Internet, mais pas juste en face. J'peux passer pour une débile, mais j'veux voir en vrai ce que ça fait. En direct. Je ne cesse de fixer ses doigts, qui bidouille la guitare pour l'accorder, avant qu'il ne commence.

Je hausse d'abord les sourcils, alors que je l'entends chanter. Au début, je m'attendais seulement à l'entendre gratouiller les cordes. Mais non, même pas. J'ai le droit d'entendre sa voix. Je souris un peu plus, écoutant attentivement mon ami alors que j'essaie de suivre le mouvement de ses doigts sur les cordes des yeux. Et il est doué, mon Ezouille. J'attends les derniers accords, les dernières notes, avant d'applaudir, rabaissant mes jambes afin de me rasseoir en tailleur.

- T'es trooooooooooop doué, Ezra, sérieux, en plus tu chantes bien. Tu chantes et tu joues trop bien. Et c'est vraiment classe, ce que t'en fais. J'vais te créer un fanclub, j'te jure, et j'vais te faire signer pleeeeeein d'autographes, comme ça, quand tu seras célèbre, j'pourrais faire un beau fuck à toutes tes groupies et j'leur dirai "WOOHOO, EH BAH MOI C'EST MON POTE".

J'les vois déjà de là, les fans hystériques devant Ezouille. Eh beh moi j'les baiserai toutes, bim. Faudra juste que je fasse surveiller ma maison, pour pas qu'on me vole mes autographes, avec des rott, des armoires à glace, et des caméras de surveillance. Bref, ce sera juste un vrai butin. Tu pars loin, Ava, mais genre, très très loin. Mais non, pas du tout.

- Dis Ezouille, t'as pris l'option musique à l'UE ?

Au fait, faut que je pense à prendre le paysage en photo. J'sais pas si ça rendra bien vu qu'il fait sombre, mais bon, pour avoir acheté un téléphone presque aussi cher qu'une ordinateur, j'espère tout de même qu'il fera une photo nette, et où on voit un minimum le paysage, et surtout la beauté de la scène. Surtout que, sans me vanter, j'arrive quand même à prendre des photos pas trop mal. C'est à force de voir Marc faire, ça doit me grimper à la tête hu.

Pendant que je chante, je sens Ava hyper concentrée, les yeux rivés sur la guitare. Je lui jette quelques coups d’œil entre deux lignes : la voir aussi attentive me motive et me donne envie de me donner encore plus à fond pour avoir le meilleur rendu possible. Ça fait plaisir, en fait, d'être écouté comme ça. Ça peut paraitre un peu con à dire, mais c'est vraiment plus agréable que de servir de musique de fond quoi. Je dis pas que je joue pour attirer l'attention, au contraire même, je dis juste que ça fait du bien d'avoir un peu de reconnaissance, comme ça, c'est méga gratifiant !

Alors que je relève la tête après les derniers accords, Ava se rassoit et applaudit. "T'es trooooooooooop doué, Ezra, sérieux, en plus tu chantes bien. Tu chantes et tu joues trop bien. Et c'est vraiment classe, ce que t'en fais. J'vais te créer un fanclub, j'te jure, et j'vais te faire signer pleeeeeein d'autographes, comme ça, quand tu seras célèbre, j'pourrais faire un beau fuck à toutes tes groupies et j'leur dirai 'WOOHOO, EH BAH MOI C'EST MON POTE'." Je lâche un petit Merci ! enjoué, juste avant qu'elle aborde le sujet du fanclub. Sérieux, cette fille est folle. Elle part vraiment loin, parfois. Je pouffe à sa connerie, et réponds en la suivant dans son délire, d'un ton qui se veut parfaitement sarcastique : Bah oui bien sûr, on pourra même en faire un business je pense. Genre quand je pourrai malencontreusement pas être là pour mes fans, tu revendras quelques uns des autographes une bonne fortune, et puis comme ça on se fera un paquet de fric easy !

La vente officieuse d'autographes, c'est un marché à développer je pense. Si on combine ça avec les ventes de CDs et les amendes dues au téléchargement illégal de mes chansons - qui reviendront évidemment directement dans notre poche - ainsi qu'avec les concerts à guichet fermé, au bout de deux mois de vie de rock star, y a moyen de s'acheter une maison sur l'Upper East Side. Cherchez pas, je suis un pro en maths et en affaires.

Je repose la guitare sur le côté, et traine ma graisse jusqu'à me retrouver assis au bord du coffre. Puis je roule rapidement une clope, que j'allume aussitôt. "Dis Ezouille, t'as pris l'option musique à l'UE ?" Je secoue la tête de droite à gauche en recrachant un peu de fumée. Hors de question que je m'inscrive dans quoi que ce soit, en dehors des cours obligatoires. Je suis un peu anticonformiste sur les bords, et je déteste être dirigé de n'importe quelle manière que ce soit. Alors déjà que les cours me font un peu chier pour ça, je vais pas m'inscrire pour en demander encore plus. Nope, en fait j'aime pas trop l'idée de supériorité que les profs peuvent avoir quand ils nous instruisent. Du coup, plus j'apprends par moi-même, mieux je me porte. Donc au final, je suis inscrit pour aucune activité, je suis libre comme l'air ! Je termine ma réponse en chantonnant gaiment comme un idiot.

En parlant d'activité, il me semble qu'Ava fait partie du club de stylisme, ou un truc du genre. J'ai entendu ça quelque part, je crois. Et à vrai dire, ça m'étonnerait pas que ce soit vrai, vu sa manière de s'habiller. C'est carrément original, mais classe en même temps. Pour faire court, elle ne passe pas inaperçu, quoi. Et ça, c'est cool. Et toi du coup, t'es dans le club de stylisme, c'est ça ? j'enchaine peu après, sincèrement intéressé, avant de reprendre une énième bouffée de cigarette.

Y a un truc que j'aime particulièrement chez Ezra, c'est qu'il casse pas mes délires à la con. La moitié des gens me regarderait en mode 'woh qu'est-ce tu dis meuf ?' mais non, lui il rentre dedans comme il peut. La preuve est, quand j'pars dans mon délire concernant sa future célébrité incluant ses groupies hurlantes et le fait que je les nargue, il ajoute que je pourrai revendre ses autographes à prix d'or. Et qu'avec ça, on se ferait un max de fric. J'ai toujours rêvé d'une villa dans les îles. Ou non, d'une île à moi. Avec des dauphins, de l'eau turquoise, des hippocampes, Eminem en concert privé, des cocotiers et des fleurs colorées. Euh mollo Ava, tu pars loin dans tes rêves là ma p'tite. C'était une blagounette rohlolo.

Ezouille s'avance vers l'ouverture et allume une clope, répondant ensuite à ma dernière question : " Nope, en fait j'aime pas trop l'idée de supériorité que les profs peuvent avoir quand ils nous instruisent. Du coup, plus j'apprends par moi-même, mieux je me porte. Donc au final, je suis inscrit pour aucune activité, je suis libre comme l'air ! "

J'comprends, en un sens. Quand t'es grand comme la statue de la liberté, obéir aux ordres d'une petite boule poilue, ça doit pas être très agréable. Enfin je dis ça mais j'ai croisé qu'une fois le mec de la musique. C'est sûr que c'est pas vraiment un top modèle, avec ses cheveux parfois - souvent - un peu trop imbibés de sébum. Ça me fout des frissons. Après j'sais pas s'il est grand, il était trop loin. Après vu sa barbe - il me semble bien qu'il en a une - et ses tiffs longues, effectivement, doit y avoir du poil. Un peu comme un ours vous voyez. Donc c'est compréhensible qu'une perche comme Ez ne veuille pas être aux ordres de Winnie L'Ourson. Ça la foutrait mal. Enfin bon, après il est sûrement hyper sympa ce monsieur, hein, j'ai rien contre les ours qui prennent leur douche dans les marais, allez pas croire hein. C'est cool la graisse, ça nourrit la peau. ....... Me dîtes pas qu'j'ai dit ça, c'est dégoûtant sa mère. Bruh.

- Ouais je comprends. Profite de ta liberté, Ezouille, avant que l'ours reconnaisse ton talent et vienne te lécher la tronche, je fais en m'approchant du bord pour pouvoir voir un peu mieux la lune. C'mieux si on veut prendre une photo.

" Et toi du coup, t'es dans le club de stylisme, c'est ça ?" demande ensuite mon ami, alors que je dégainais mon téléphone.

Automatiquement, je me redresse. Un peu comme un suricate (dédiàtoijo) qui guette les hyènes. Quoi ? Vous avez jamais vu le Roi Lion 3 ? C'est le genre de truc dont j'adoooore parler. Les fringues c'est mon dada. Attention, j'me prends pas pour Cristina Cordula hein. Moi ce que je kiffe c'est planter des clous, user mes jeans pour faire des trous, passer des épingles à nourrice n'importe où, plonger mes chemises dans la javel pour faire des dégradés de couleur, couper des tee-shirts pour les rendre plus courts, élargir les décolletés, faire des ourlets. Sans compter la robe que j'ai commencé pour la soirée d'anniversaire d'Harmo - c'est son cadeau à vrai dire - et celle de Lara et Elena. Bref, j'dois passer pour une folle à ciseaux mais j'adore ça, vraiment. Donc qu'Ezra s'intéresse à un truc passionnant pour moi et pas forcément pour lui, j'ai juste envie de balancer tous mes projets du moment. Mais j'me contiens. Comprenez moi, j'croise peu de gens qui kiffe parler de clous et de la dernière FW. En même temps tu vas jamais à la salle, Ava.. Pas faux. Mais c'est qu'un détail.

- Ouais c'est tout à fait ça ! Et j'dois dire qu'on est vachement libres, nou. Enfin tant que c'qu'on fait ça couvre un minimum tu vois hu. Avoue qu'c'est mon style sans pareil qui t'as mis la puce à l'oreille, je fais, bougeant mes sourcils. Non je déconne, j'suis pas encore au niveau de Kate Moss, et heureusement l'idée de la robe-escalope de Lady Gaga me tente pas. Enfin bon, tout ça pour dire que ouais, j'suis chez eux et que je kiffe ça autant que toi t'aimes la guitare. Chacun sa manière de s'exprimer ! Malheureusement j'peux pas te montrer ce que j'sais faire tout de suite. Mais une autre fois peut-être ? Je finis, dégainant réellement mon portable cette fois. Tu crois que le téléphone réussira à bien capter tout ? Non mais parce qu'à plus de 500 balles j'ose l'espérer hu.

Clic clac merci Kodak. Voyons ça.

"Ouais je comprends. Profite de ta liberté, Ezouille, avant que l'ours reconnaisse ton talent et vienne te lécher la tronche." Je fronce les sourcils dans un premier temps, ne comprenant pas trop quelle connerie elle est encore en train de raconter. Qu'est-ce qu'un ours vient faire dans la conversation ? Elle divague parfois, la Rivers.. Aah mais oui, non en fait c'est moi qui suis débile, j'avais pas fait le rapprochement. Elle parle sûrement du prof de musique, Durden il me semble. Faut avouer que c'est un cas, lui. C'est sûrement un peu aussi à cause de lui que je ne me suis pas inscrit en musique. Déjà, je suis trop maniaque pour pouvoir tenir une conversation correcte avec une couche de crasse à mes côtés. Alors si, en plus, ladite couche de crasse est censée me diriger dans mon activité, non merci. Pas de respect pour les sales. Maintenant que tu fais le rapprochement, c'est vrai que le mec de musique a un faux air de gros ours brun ! je confirme. Un bébé mammouth, même.

Ava s'approche de la sortie et dégaine son appareil photo. Je devrais en faire de même, tiens. Mais bon, vu l'antiquité que j'ai en guise de téléphone portable, je risque pas de faire de belles photos. A vrai dire, j'utilise mon portable uniquement pour les sms et les appels, le reste je m'en fous. Enfin du coup, je garde toujours mon iPod sur moi, histoire de pouvoir quand même écouter de la musique quand je veux. C'est primordial.

La question posée à mon amie dresse cette dernière en une fraction de seconde, comme un chat quand on secoue sa boîte de croquettes. Chava. Apparemment, c'est un sujet qui l'intéresse un petit peu - juste un petit peu. Elle confirme aussitôt mes soupçons. Héhé, je ne me trompe jamais. "Avoue qu'c'est mon style sans pareil qui t'as mis la puce à l'oreille." Je hoche la tête ironiquement. Oui, voilà, c'est tout à fait ça oui. Elle se retient de me lâcher un discours sur ce qui se révèle être sa passion, visiblement, et compare le stylisme à la guitare. "Chacun sa manière de s'exprimer !" A nouveau, je hoche la tête, beaucoup plus sincèrement cette fois ci, tout sourire. Elle a complètement raison, la Avouille. "Malheureusement j'peux pas te montrer ce que j'sais faire tout de suite. Mais une autre fois peut-être ?" Je tire une dernière latte de ma cigarette et écrase le mégot contre l'entrée de la voiture, avant de répondre. Ouais c'est dommage ça par contre, tu peux pas emmener tout ton nécessaire de couture avec toi à chaque fois, mais bon. Ouais, avec plaisir !

Enfin, Ava prend une photo du paysage. "Tu crois que le téléphone réussira à bien capter tout ? Non mais parce qu'à plus de 500 balles j'ose l'espérer hu." 500 balles. Bon sang, je sais pas comment elle fait pour dépenser autant dans un si petit truc. Bon après, s'il fait de belles photos, c'est déjà ça, mais 500 balles quoi. Le mien je l'ai limite eu gratuit, donc bon, y a de quoi être estomaqué quand on entend le prix. Y a intérêt ouais, à ce prix là il devrait au moins pouvoir te cuire des œufs ! Alors, ça rend quoi ?, je demande en me penchant sur l'écran méga précis de la bleue.

A peine la photo prise, que la neige commence à tomber. Rien de bien énorme, mais suffisamment pour largement refroidir la température ambiante. Pris d'un frisson, je m'empresse de refermer le coffre, avant de finir en glaçon. J'espère que ta photo est cool, parce que tu risques pas de pouvoir en prendre une autre dans la minute, huhu, je commente en remontant le sac de couchage sur mes jambes.

"Maintenant que tu fais le rapprochement, c'est vrai que le mec de musique a un faux air de gros ours brun !"

On est d'accord alors. J'pense que tout le monde est d'accord avec nous, en fait. J'me demande d'ailleurs si les élèves connaissent son nom, à ce brave bonhomme. Moi j'aurais tendance à l'appeler Winnie, Yéti ou Grizzli vous voyez. Pas par son nom que je ne connais pas. A part si y a un rapport avec la saleté, les poils, ou l'énormité du bonhomme, vous voyez ? Vous vous en fichez je pense ? Ouais, vous avez raison, c'est pas franchement intéressant que de discuter sur M. Ours.

"Ouais c'est dommage ça par contre, tu peux pas emmener tout ton nécessaire de couture avec toi à chaque fois, mais bon. Ouais, avec plaisir !" répond Ez suite à ma réponse concernant les fringues. C'est sûr qu'j'peux pas me trimballer avec un porte-manteau partout où je vais, ce serait légèrement encombrant. Des fois j'fous des fringues dans un sac, une paire de ciseaux, des craies, du fil et des aiguilles et j'pars dans le parc. Personnellement, l'extérieur c'est un truc qui m'inspire beaucoup. J'ai des tendances claustro en été, et je supporte mal d'être enfermée à l'intérieur pour bosser, c'est aussi pour ça que je sors. Les gens respirent jamais assez l'air frais, sinon ils seraient pas autant sur les nerfs. Et ils regardent pas assez autour d'eux, sinon ils seraient pas aussi blasés. Enfin bon, tout ça pour finir par dire qu'Ezouille accepte, je pourrai donc lui montrer les quelques trucs que je fais. Et j'dois dire que ça m'plait plutôt bien !

- Cool alors, j'te montrerai mes meilleurs pièces !

Je regarde le rendu de la photo prise. Une photo ça rendra jamais exactement le moment comme on le voit, jamais, c'est impossible. Déjà parce que, d'une, tout le monde voit les choses différemment, j'sais pas comment je pourrais vous expliquer ça. Tout est dans ma tête, mais j'arriverai pas à faire des phrases correctes, je m'embrouillerai, et vous aussi par la même occasion. Et de deux parce que même le meilleur appareil photo ne capturera ce qu'on peut voir avec les yeux. Parce que d'une seconde à l'autre, le paysage change, et que la photo ce n'est qu'une seconde sur des milliers, et que rien ne vaut ces milliers de secondes. Et celle affichée sur mon écran de téléphone est certes superbe, mais certaines ombres que je vois ne sont pas sur l'image. Mais j'suis quand même plutôt fière du résultat. J'crois que j'aurais ramené le portable chez le marchand sinon, on m'encule pas de 500 balles si toutes les fonctions sont pas au top, non mais hu. Surtout que j'me suis faite chier pour le payer.

"Y a intérêt ouais, à ce prix là il devrait au moins pouvoir te cuire des œufs ! Alors, ça rend quoi ? J'espère que ta photo est cool, parce que tu risques pas de pouvoir en prendre une autre dans la minute, huhu" comment Ezra après avoir refermé le coffre, les flocons commençant à tomber.

- Non mais j'ai gardé une trentaine de drôles cet été pour pouvoir l'avoir ce téléphone, tous plus chiants les uns que les autres, j'ai horreur des drôles que je connais pas. 35 exactement. Mais j'voulais tellement ce portable hu. Et non, toujours pas de fonction gaz. J'suis déçue. Et regarde, juge par toi-même, je fais tout en lui tendant le téléphone.

Je recule, allant m'appuyer de nouveau contre les oreillers, rentrant mes mains sous le duvet, avant de presque coller mon nez contre la vitre pour observer les flocons. J'trouve ça trop beau. J'suis le genre de personne qui perd 15 ans d'âge mental quand j'vois de la neige. Non mais faut avouer qu'ça a quelque chose de magique quand même.

- C'trop, trop beau, je souffle.

"Cool alors, j'te montrerai mes meilleurs pièces !", répond-elle. J'acquiesce d'un sourire enjoué. Ce sera avec plaisir, Ava. J'ai hâte de voir ce qu'elle fait. Je suis pas franchement penché mode et tout ça ; à vrai dire quand je m'achète des fringues, je réfléchis pas trop. Je ne me pose jamais la question "Est-ce que je suis cool dedans ?", "Est-ce que ça ira avec tel ou tel truc ?" ou encore "Je suis pas trop has-been avec ?". Nope, je m'en fous complètement. Tant que les fringues me plaisent, me vont et sont confortables, je prends. Donc voilà, si elle me faisait visiter l'atelier de l'UE, je me sentirais aussi pommé qu'un pingouin au Sahara. Ceci dit, j'ai sincèrement envie de voir de quoi elle est capable. C'est, en quelque sorte, un échange de bons procédés : je lui fais découvrir la guitare, et elle me fait découvrir le stylisme. Je suis ouvert à tout, si ça se trouve je vais me découvrir une nouvelle passion, qui sait ? laul Nan plus sérieusement, je pense que ce serait un moyen de la connaitre un peu plus encore, ça ne se refuse pas. J'imagine déjà des t-shirts XXL avec des aiguilles, épingles à nourrice, trombones, plantés partout, des jeans tellement troués qu'il y aura plus de vide que de tissu, et puis des vestes de motard, tout plein. Parce que c'est classe, les vestes de motard.

"Non mais j'ai gardé une trentaine de drôles cet été pour pouvoir l'avoir ce téléphone, tous plus chiants les uns que les autres, j'ai horreur des drôles que je connais pas. 35 exactement. Mais j'voulais tellement ce portable hu." A sa première phrase, je manque de tourner de l’œil. Une trentaine de gosses quoi. 35. 35 gosses. Elle est malade. Et, oui effectivement, elle le voulait, ce portable. Un portable qui coute 35 démons, il a intérêt à être performant, ouais. "Et non, toujours pas de fonction gaz. J'suis déçue. Et regarde, juge par toi-même." Pff, même pas la fonction gaz. Il mérite pas son prix. Elle devrait se faire rembourser.

Enfin, finalement pas, quand je vois le rendu photo du paysage. Elle est, certes, moins belle que la pleine vue qu'on a juste devant nous, mais elle reste vraiment cool. Encore mieux que ce que je pensais - enfin honnêtement, j'en pensais pas grand chose, mais bon. Ouais, faut avouer que la photo est sympa, ça rend vachement bien, je confirme finalement, malgré ma réticence de départ.

Ava retourne alors à sa place initiale, s'emmitoufle sous son duvet, et admire la neige par la fenêtre. "C'trop, trop beau." Je hoche la tête en silence pour confirmer, regardant par la vitre la bouche semi ouverte, à mon tour émerveillé. C'est vraiment beau, ouais. Malheureusement, le paysage sera pour moi de courte durée. Je lâche un énorme bâillement pas très gracieux, et m'étire. Dis Avouille, ça te dirait pas qu'on se repose un peu ? La semaine a été longue, et la route a fini de m'assommer, j'avoue, un peu déçu de ne pas pouvoir admirer la vue bien plus longtemps, mes yeux commençant à se fermer tous seuls. Au même moment, je pianote sur l'épave qui me sert de téléphone portable, pour mettre un réveil à l'heure du lever de soleil, c'est à dire vers 6h20. Non, en effet, on ne dormira pas beaucoup, mais le spectacle qu'on aura sera encore plus dingue que celui qui nous entoure pour l'instant. Ouais, on risque d'en avoir plein les yeux. On n'a encore rien vu je crois.

Ezouille est d'accord avec moi, et avoue que la photo rend bien. Et j'suis contente. J'vais l'imprimer et l'afficher dans ma chambre. Que ça soit à l'internat ou à la maison. Faut dire que c'est le genre de photos qui vendent du rêve, alors autant en profiter quoi. C'est pas encore fini évidemment, mais j'pense que ce sera l'un de mes meilleurs souvenirs de ma scolarité ici. J'suis avec un pote, devant un truc pas croyable, carrément magique, y a peu de choses qui peuvent battre un truc pareil, on est d'accord. J'crois que j'remercierai jamais Ezouille de m'avoir montré un paysage pareil. Je verrouille mon téléphone, le posant dans un coin où il ne risque rien. Ouais, pour une fois je fais particulièrement attention à mon téléphone. En même temps j'ai vécu l'enfer pour l'avoir, donc c'est la moindre des choses que d'en prendre soin huhu. Parce que si je le casse, j'en rachèterai pas un comme ça hu. Ou alors j'serais obligée de mendier de l'argent dans les rues en me faisant passer pour une pauvre petite roumaine. Quoi ? ça fonctionne vraiment. Au bout de trois ans, j'aurai peut-être un nouveau portable.

"Dis Avouille, ça te dirait pas qu'on se repose un peu ? La semaine a été longue, et la route a fini de m'assommer" me dit Ez.

Je jette un coup d'oeil à Ezra, en train de bâiller et s'étirer. Effectivement, il a l'air fatigué, il a des petits yeux. Je l'observe se caler correctement. En même temps, c'est compréhensible, vu comment j'ai dû le faire déprimer pendant le trajet avec mes conneries hu. C'est que ça fatigue de déprimer. Non en vrai quand on tient le volant c'est toujours plus fatiguant. J'parle pas en connaissance de cause, j'ai pas encore le permis. Autre chose à faire. Vive les bus les gars. Mais dans tous les cas, c'est toujours plus fatiguant d'être concentré sur la route que de jouer avec les boules de fromages de sa salade. N'est-ce pas Ava. Mais bien sûr.

- Ouais vas y, récupère au moins une ou deux heures de sommeil, sinon t'auras une tronche de zombie héhé, je fais avec un sourire. Fais bon dodo Ezouille.

Enfin j'peux parler, j'vais pas être mieux à mon avis demain matin. Aujourd'hui matin ? J'sais pas comment on dit dans ce cas là. Enfin bref, là n'est pas la question. Je me faufile dans le sac de couchage comme il faut, remontant mes jambes contre moi. J'vais profiter encore quelques minutes de cette putain de vue de dingue. C'est pas tous les jours qu'on voit ça, faut avouer. Alors tant que je peux, je photographie le paysage dans ma tête. Malheureusement un peu trop vite, je me laisse glisser, ne faisant plus aucun effort pour me garder à hauteur de la fenêtre. Je me recroqueville un peu plus, calant un bras sous ma tête et ne tardant pas à m'endormir, même si j'avais voulu lutter un peu plus longtemps.

Ava accepte ma proposition de se reposer. En même temps, elle aurait été sadique de la refuser, mh. "Ouais vas y, récupère au moins une ou deux heures de sommeil, sinon t'auras une tronche de zombie héhé." Je la regarde, les yeux se fermant d'eux même, et tire une tronche de cinq mètres de long. Je crois que c'est déjà un peu le cas, non ?, j'ironise en indiquant du doigt ma face de déterré. Puis je commence à m'allonger, bien au chaud sous mon duvet. "Fais bon dodo Ezouille." Toi aussi Avouille. Je me tortille de droite à gauche, m'étire à nouveau le dos, enferme un oreiller dans mes bras sous ma tête, change encore une fois ou deux de position, et termine plus ou moins sur le ventre, une jambe pliée, l'autre à peu près tendue - dans la mesure du possible, rappelons quand même que l'on est dans un coffre de voiture et non dans le lit quatre places d'une suite présidentielle -, le visage à moitié collé à la paroi. Ça a pas l'air comme ça, mais en vrai c'est plutôt confortable. Bien plus que toutes les autres positions que j'ai pu tester en une poignée de minutes. Je sens que j'aurai des courbatures demain, mais pour l'instant je me sens à l'aise, c'est le principal.

Tellement à l'aise que je m'endors en un rien de temps, même pas dix minutes. Il faut dire que j'en avais vraiment besoin, j'étais mort. Mais conduire jusqu'ici valait carrément le coup, donc je ne regrette rien, comme dirait cette chère Édith. Dédicace à ceux qui liront ça en chantant et qui auront, comme moi, l'air en tête pendant trois heures ♥ Le paysage de nuit est méga beau, j'imagine même pas ce que ce sera dans quelques heures.

En attendant le lever de soleil, je tombe dans un rêve passionnant. Je me retrouve au volant de ma chère voiture, et conduis à travers les sentiers enneigés aux côtés de mon amie aux cheveux colorés. Elle confectionne des sculptures en fromage pour passer le temps. Exactement comme en début de soirée, en fait. La seule différence, pour l'instant, est que le ciel est teinté d'un rose rougeâtre difficilement descriptible, et que la lune, orange au passage, semble se dégonfler à vue d’œil. Aussi, elle se promène un peu partout au-dessus de nos têtes, jusqu'à s'effondrer à quelques centaines de mètres de l'endroit où nous sommes. On va tous mouriiiiiiiiiiir, crient Ava et son bonhomme en fromage. Je freine brusquement, sous le choc de l'explosion. Si brusquement que je passe à travers le pare-brise.

Au même moment, je suis réveillé par un soudain et léger mal de crâne. En fait, par réflexe, je viens de me cogner le front contre la paroi du coffre, pris par l'élan de mon rêve. Qu'est-ce que je peux être con, des fois. J'en profite pour jeter un œil à mon portable afin de vérifier l'heure. 5h12. Encore à mi-chemin entre somnolence et réveil, je me rendors aussitôt, dos à la paroi cette fois-ci.

Le second réveil se fait grâce à l'alarme de mon antiquité. Je balance cette dernière à mes pieds, après avoir éteint la sonnerie, et tente tant bien que mal d'ouvrir les yeux. Je m'étire, baille, et frotte mes yeux pour m'éclaircir la vue. Une fois assis, je réalise qu'il fait juste méga froid, mais que visiblement, ce n'est rien comparé à la température extérieure, en atteste l'énorme couche de condensation qui coule le long des vitres. Je tire sur une manche de ma veste, et m'en sers de chiffon pour découvrir la vue extérieure. Et ce que je vois n'a absolument pas d'égal. En effet, le soleil se lève tout juste, et laisse apparaitre quelques rayons derrière les montagnes. C'est complètement dingue. Tellement dingue que je secoue Ava pour la réveiller, aussi excité qu'un gamin le 25 Décembre au matin, impatient d'ouvrir ses cadeaux. AVA REGARDE ÇA C'EST TROP BEAU, AVA REGARDE, RÉVEILLE TOI, C'EST TROP BEAU, je répète en la prenant par les épaules.

Une fois bien remuée, je lui jette un énorme sourire, trop impatient de voir sa réaction, et ouvre la porte du coffre, pour lui donner pleine vue sur le paysage. C'est juste trop, trop beau. Y a pas de mot. Et plus le soleil va se lever, plus le paysage sera magnifique.