Depuis mon arrivée à Enamor, dès la fin des cours, j'avais pris l'habitude de filer m'enfermer à la bibliothèque et d'y rester jusqu'à ce que la dame à lunettes finisse par me demander gentiment de partir. Cependant, j'avais aujourd'hui la ferme intention de briser ma routine et de ne pas y aller. Après tout ce temps passé à bosser, j'étais déjà en avance de plusieurs semaines sur le programme. Je m'étais finalement résolu à aller faire un tour dans le parc: prendre un bol d'air me ferait le plus grand bien.

En sortant du bâtiment scolaire, le vent glaciale de novembre me fouetta le visage. L'automne a toujours été une de mes saisons préférées, mais je n'en reste pas moins une grosse frileuse. J'enfourne mes mains dans les poches de mon trench et rentre mon menton dans mon écharpe. J'essaye de suivre les panneaux et trouve, après quelques minutes, le parc. Je décide courageusement de faire un petit tour du parc. Les grandes allées remplies de feuilles me rappellent mon Londres natal. Si je ferme les yeux je peux facilement m'imaginer être dans le jardin de la maison de mon enfance: les balades avec mon père, l'odeur de feuilles mouillées et d'herbe fraîchement coupée, et les balades avec mon père, toujours... Mais tous ça, c'est fini. Je secoue la tête, tentant vainement de chasser toute cette nostalgie de mon esprit.

Sans m'en rendre compte, trop prise par mes pensées j'imagine, je me retrouve dans la cour. Je la balaye du regard, à la recherche d'un banc. Il n'en reste qu'un d'inoccupé et ça me va très bien, je suis plutôt une solitaire. Je m'assied donc sur le banc, la respiration haletante. C'est tout moi ça: une dizaine de minutes de marche et me voilà à bout de souffle. Tout en tentant de calmer mon rythme cardiaque, je sors mes cours. Oui, bon, je sais, j'étais censée me détendre mais quelques révisions ne me feront pas de mal. Les cours ont beau être plus que difficile, j'adore ma filière, donc ça ne me dérange pas de bosser. La médecine et tout ce qui s'y rattache me passionne vraiment. Je ne sais pas pendant combien de temps je suis restée là à relire inlassablement mes cours...

Au bout d'un moment, je suis prise d'un frisson. Brr, fichu froid d'automne. Je range mes cours et place mes genoux sous mon menton, en position fœtal, on sait jamais, ça pourrait me réchauffer. Je laisse mes pensées divaguer quand un garçon s'approche, il a des béquilles. Ah merde, c'est chiant les béquilles, j'en ai eu lorsque j'étais enfant, alors, je compatis. Il m'adresse un sourire et je n'ai pas le temps de lui répondre que je me prends une de ces béquilles dans la figure. Aïe, elle m'a frappée sous l’œil, m'aveuglant quelques instants. Je me frotte l'oeil et bat des paupières à plusieurs reprises pour retrouver ma vue mais j'entends le bruit sourd de quelqu'un qui tombe. Je vois le garçon étalé au sol, mon sang ne fait qu'un tour et je me penche à ses côtés. Je regarde à tour de rôle son atèle et son visage. Les yeux clos, il a l'air de souffrir le martyr. Il finit enfin par rouvrir ses yeux et me lance "Excusez-moi ! Je vous ai blessé ?" Il est sérieux là ? Au pire, j'aurais un petit bleu sous l’œil demain matin mais c'est tout. Lui, c'est une autre histoire: tomber quand on a des béquilles ce n'est jamais sans conséquence. Bon, d'accord, là c'est l'étudiante en médecine qui parle, en plus je ne sais même pas pourquoi il porte une atèle. Je prends une grande inspiration, et commence à parler, d'un ton qui se veut compatissant: Ne t'excuse pas, je n'ai rien. C'est plutôt pour toi, qu'il faudrait t'inquiéter. Surtout ne fais pas de mouvement brusque pour te relever, je vais t'aider. Tu as mal quand tu bouges là ? Tu veux que j'appelle le médecin qui te soigne ? Je ne veux pas qu'il lui arrive malheur alors que je suis là. Le temps où j'étais impuissante est révolu: maintenant je peux aider les gens, je ne laisserais pas ce garçon se faire mal parce que je n'ai pas été assez réactive pour l'empêcher de tomber.

"Euh, c'est clair pardon, je ne savais pas si j'avais le droit, et moi... c'est Nat... Nathan." Nathan. Il faut vraiment que je lui dise d'arrêter de s'excuser à tout bout de champ. Il se remet à parler: "Je t'assure que je n'ai pas besoin de médecin." Je n'ai pas le temps de démentir ses propos qu'il se décide finalement à saisir mon aide et s'accroche à moi pour se relever. Je sens qu'il hésite à s'appuyer sur moi, je m'apprêtais à lui dire que je n'étais pas en sucre mais, en un saut, il est déjà debout. Le seul petit souci, c'est que ses béquilles sont un peu plus loin. Il reste donc là, appuyé sur moi. Cette situation me met mal à l'aise. Je n'aime pas être aussi proche physiquement des gens que je ne connais pas. Je crois que je n'ai pas toujours été comme ça, mais, comme on dit: l'expérience forge le caractère.
Nathan reprend alors la parole, brisant un court silence plutôt gênant: "Ça fait trois ans que je suis comme ça, j'ai déjà eu des médecins ce n'est vraiment pas utile, elle ne pourra rien y faire seulement me faire encore plus de mal. Ce n'est pas à première fois, j'ai eu pire comme situation ! En revanche, je veux bien venir avec toi pour ton œil, c'est de ma faute" Je pris une moue dubitative. Voir un médecin ou une infirmière ne va pas faire empirer son problème. C'est même tout le contraire. Mais bon, il a l'air vraiment buté à ne pas aller voir un doc'. C'est quelque chose que je ne comprends pas et que, je pense, je ne comprendrais jamais: les gens qui refusent de se faire soigner. Un médecin ne peut avoir qu'un aspect bénéfique sur le problème qu'on a. Peut être suis-je influencée par les études que je fais. Sûrement, d'ailleurs. Cependant, au bout d'un moment, je considère qu'il vaut mieux confier sa vie à une personne qui a fait un doctorat, qui s'y connait vraiment, plutôt que de prier pour que ça s'arrange tout seul. On ne s'en sort jamais vraiment seul. Dieu sait que je suis bien placée pour en parler.
Bon avec tout ce monologue intérieur, je ne lui ai toujours pas répondu. Je ne pense pas que mon œil nécessite un soin de la part de l'infirmière. C'est juste une égratignure. J'irais dans ma chambre pour désinfecter et je suis certaine que ça suffira. J'attrape ses béquilles de mon bras droit, veillant à ne pas le déséquilibrer pour autant, et je lui passe. Tiens, tu seras plus à l'aise comme ça. Je suis contente de m'être dégagée de son étreinte, je vais enfin pouvoir respirer à nouveau. Je lève un sourcil, un peu perplexe: Tu es sûr que ça va aller ?

Très bien, comme tu le voudras, dans ce cas alors pas besoin d'aller a l'infirmerie, y a pas de problèmes. Encore une fois merci bien. Je lui adresse un petit sourire. Je me sens toujours mal à l'aise. Je sais que ce n'est pas comme ça qu'on se fait des amis, mais je suis sûre qu'il comprendra si je m'en vais maintenant. Nathan. J'essaie de graver son nom dans ma mémoire. C'est un garçon très sympa et il semble vraiment bienveillant. C'est le genre de rencontre simple, que je veux me faire. Je compte me tenir à mes objectifs. Pas de sentiments. Ne surtout pas s'attacher. Je respire un grand coup, replace vite-fait la hanse de mon sac sur mon épaule. Je balance un petit "salut ! à la prochaine" quasi-inaudible, et je repars dans la direction opposée. Pas de sentiments. Ne surtout pas s'attacher. Je me répète ça pour ma forcer à ne pas me retourner. On se reverra bien un jour, j'en suis sûre. Mais en attendant, demain, je retourne squatter à la bibliothèque.
[ FIN ]