Pouah, premier jour de festoche, faut déjà se donner à fond. A peine descendus du car, j'ai planté ma tente avec quelques potes, on s'est félicités à coup de bières, et on a foncé assister aux premiers concerts du FEQ. C'est juste immense quoi, le truc. Bon entre temps je les ai perdus de vue, mais au pire on s'est donnés un point de rendez vous à la fin de la soirée, pour qu'on se retrouve. Heureusement qu'on est organisés. Enfin, s'ils se sont cuités entre temps, ça m'étonnerait qu'ils se rappellent de l'organisation, mais c'est un détail.

J'ai beau être plus branché vieux rock un peu crasseux et plus trop d'actualité, faut avouer qu'un bon DJ qui met bien l'ambiance, ça peut pas faire de mal. Au contraire, c'est finalement une grosse tuerie. Surtout que là, y en a deux pour le prix d'un. C'est des monstres les gars, ils mettent le feu comme c'est pas permis. Dans la fosse, c'est la jungle. Et moi, j'adore. Le grand keaf. Plus ça pousse, plus c'est violent, plus ça se cogne, plus je suis fan perso. Je suis sûrement un peu maso sur les bord, mais ça fait tellement du bien. Genre tu penses plus à rien, tu te défoules et t'en as rien à foutre des autres puisqu'ils en ont rien à foutre de toi. Philosophie parfaite, anarchie totale, on peut pas rêver mieux.

Le concert va pas tarder à s'achever. Pour la peine, Diplo et Skrillex mettent le paquet. Ils défoncent tout pour le grand final. Et là du coup dans le public, c'est le pogo ultime. Les gens se marchent dessus, j'avance de trois pas, je recule de cinq, emporté par la marée humaine. T'as tout intérêt à avoir un bon sens de l'équilibre dans ce genre de situations. Surtout dans le noir ; puisque la nuit est maintenant bien tombée, on voit plus grand chose à part la scène et ses néons. Et, alors que qu'un peu de calme s'était imposé suite à un apaisement soudain de la fosse, celle-ci se remet à pousser de plus belle, alors que je m'y attendais pas.

Et vlan, un Feuerbach à terre. Enfin presque.

Mon dieu, quelle ambiance de dingue ! A vrai dire, je ne sais pas trop comment j'en étais arrivée à ce concert et pas un autre. Une fois ma tente mise, j'ai remarqué une migration alors, n'ayant rien à faire, j'ai suivi. Je sais même pas c'est qui les gens pour qui je crie. Grâce à ma petite taille, j'avais réussi à me faufiler jusque dans la fosse. Pas forcément une très bonne idée puisqu'ici, les brutes règnent en maître. Mais bon, au court de plusieurs concerts et festivals, j'avais appris à gérer le truc. Tu suis le mouvement et tu tentes pas de trucs solo sinon tu te ramasses et vlà la galère après pour se relever. C'est pas souvent possible. Dommage que j'ai pas de gros potes style bûcheron pour me prendre sur ses épaules. D'ailleurs, reste attentive, avant de disparaître sous les pieds de ces acharnés.

Première vague. Ça pousse d'un côté, puis de l'autre, en avant, en arrière. Petits sauts et entrechats, tous les stratagèmes sont bons pour rester debout, en vie et en bonne santé. Là pour le coup, j'étais plus concentrée sur mon équilibre que sur la musique. Les bousculades se calment en même temps que le rythme diminue. Oh, ça, ça pue. Ça pue la fin de concert endiablé et va falloir être concentré. Ca a pas manqué, c'est parti en vrilles.

La foule se resserre vers le devant, puis c'est reparti pour un tour de manège. Moi j'étais prête. Pas le gros monsieur baraqué qui m'obstruait la vue depuis une dizaine de secondes. Il bascule en arrière, sur Bibi. Bon sang de bois, j'fais quoi avec ce gros lourdeau à bout de bras, je peux pas le laisser tomber quand même ! Si vas-y ! Ah ouais, tu parles d'une bonne conscience, toi. Bien heureusement pour lui, et pour moi, la fosse a un nouveau mouvement vers l'avant. Le monsieur est debout, je crois, et moi, contre son dos, pressée par cette bande de singes en furie. Quand enfin on me libère, je me pointe devant le mec qui a failli m'écraser. « EH MAIS CA VA PAS LA TÊTE !!? T'as vu que t'écrasais Fauve ? Tu peux pas faire attention ? Elle a failli y passer ! » je hurle à son attention. Non mais n'importe quoi.

Je me fais rattraper in extremis par je sais pas trop qui. J'ai eu chaud, j'avais pas trop envie de finir avec un trauma crânien. Imagine tu te retrouves aux urgences, on te demande ce qu'il t'est arrivé, et tu réponds qu'on t'a shooté dans la gueule pendant un set de DJs. La honte. Un avenir tout tracé, après ça. Heureusement donc, on m'a remonté. J'ignore si c'est un gros baraqué tout seul qui m'a soulevé, ou si c'est le mouvement de toute la foule qui m'a permis de remonter comme un grand, toujours est-il que je suis bel et bien debout, et pour un bon bout de temps je l'espère.

Aussitôt relevé, aussitôt remporté par la foule. Tout le monde se retrouve compressés les uns contre les autres pendant quelques dizaines de secondes, avant que tout retourne à nouveau à la normale. Faut avoir les nerfs bien accrochés ici, limite c'est des montagnes russes t'sais. Pendant le court moment de répit, un petit corps passe devant moi et commence à me gueuler dessus. "EH MAIS CA VA PAS LA TÊTE !!? T'as vu que t'écrasais Fauve ? Tu peux pas faire attention ? Elle a failli y passer !" Hein ? Elle me raconte quoi, celle là ? Pourquoi elle parle de Fauve, d'un coup ? Elle a ramené son chat, ou je sais pas ? Je la regarde en fronçant les sourcils, perplexe. Je sais pas qui elle est, ni ce qu'elle me veut, mais au moins elle me fait bien rire. Je dois bien faire deux têtes de plus qu'elle et le double de son poids, et c'est elle qui vient me gueuler dessus. Pourquoi pas, ahah. Hein ? C'est quoi Fauve ?, je demande en me penchant comme je peux pour me rendre audible. Et en résistant au possible aux vagues pour éviter de rentrer dans la fille devant moi. La pauvre, déjà qu'elle doit pas très bien respirer autour de tout ce monde, si en plus on l'écrase,...

"Hein ? C'est quoi Fauve ?" me répond le mec en se penchant vers moi. S'il se croit drôle, c'est raté. Et s'il pense m'intimider aussi. Je fulmine, il se fout de ma gueule. Je me masse les temps en fermant les yeux. Calme-toi, non ? Non, pas possible. L'ambiance m'a mis les nerfs en boule et maintenant que j'ai commencé à m'énerver, faut que ça sorte ! Je m'accorde le privilège de ne plus faire attention aux vagues humaines. Je lui ai sauvé la vie, il m'est redevable, il aura intérêt de faire de même le grand dadet là. Il a pas trop pigé que c'est toi qui l'avais sauvé je te rappelle. En même temps, vu ton gabarit, il peut difficilement te croire. Ahhhh, mais comment veux-tu que je me calme si tu rigoles comme une truie, à te foutre de moi tout le temps, hein ?

Je souffle, il va falloir donner de la voix s'il veut m'entendre. "C'est elle, Fauve, patate !" je dis en me montrant du doigt. Je pose une main sur ma hanche puis mon doigt change de direction, pointant le bûcheron. "Et sans elle, tu te faisais piétiner !" Je suis obligée de m'approcher un peu plus de lui, compressée par la foule en délire. T'es chiante un peu, tu pourrais le laisser profiter, non ? Et puis quoi encore, non mais oh, c'est l'hôpital qui se fout de la charité. Il me doit bien ça. "Et puis même que t'as failli l'écraser ! je couine comme une gamine. Je veux des excuses. Et des remerciements.

Et à boire putain, j'ai soif là-dedans !

La brune n'a pas l'air d'apprécier ma question. Bah quoi ? Qu'est-ce que j'ai fait de mal ? J'ai juste posé une question toute conne, enfin. Je suis pas franchement apte à réfléchir intensément dans de telles conditions, déjà que je dois lutter pour pousser en arrière tous les gens qui cherchent à s'écraser sur moi, alors si en plus il faut que je me force à comprendre ce qu'elle raconte, ça risque de devenir galère à mon avis. "C'est elle, Fauve, patate !" répond-elle en s'indiquant du doigt. Elle ? Que.. Hein ? Elle a bu ou.. ? Pourquoi elle parle d'elle à la troisième personne ? Et eumh, elle s'appelle vraiment comme ça ? Enfin je peux parler, ici les Ezra sont pas très nombreux, donc bon. "Et sans elle, tu te faisais piétiner !" Je plisse les yeux et fronce à nouveau les sourcils. C'est elle qui m'a relevé ? C'est pas ce que j'ai entendu de plus crédible dans ma vie, mais bon, soit, si elle le dit. "Et puis même que t'as failli l'écraser !" A ces derniers mots, je grimace et hausse les épaules, l'air compatissant. Fallait pas venir ici si t'avais peur de te faire écraser, petite ! Eumh, merci et désolé, du coup, je lâche, faute de mieux. Enfin ce que je comprends avec tout ça, c'est que je lui suis peut-être un peu redevable, non ? Je relève la tête et réfléchis un instant. A quoi ? Je sais pas trop. Mais il me vient alors une petite illumination, à voir toute la foule en délire. Tu veux venir sur mes épaules un peu ? Tu seras sûrement moins écrasée là-haut, je propose finalement. Au moins je l'entendrai plus râler si elle accepte.

Le bûcheron me regarde, l'air de ne rien comprendre. Je vais m'arracher les cheveux. Faut que je la refasse ou son cerveau a assimilé ? J'allais recommencer à hurler quand Ô, miracle "Eumh, merci et désolé, du coup." Ah, c'est bien. Les neurones ont bien fait leur travail, information transmise et comprise. Cependant, c'est tout. Il ne fait rien d'autres, ne dit rien d'autres. Pressé de profiter de la fin de ce concert ? Pas si vite. J'attends, les bras croisés contre la poitrine, la mine boudeuse. Il semble réfléchir. Ça réfléchit, ces gens-là ? T'arrêtes, oui ? Je pense pas qu'il mérite tant de haine. Non mais je vois sa tête, hein, je vois bien qu'il me croit pas cet abruti. Et toi, tu réfléchis des fois ? T'as vu ta taille ? T'as vu la sienne ? Humpf. C'est pas faux. Je n'attends pas plus longtemps avant qu'il ajoute quelque chose. Enfin. Les circuits se sont retrouvés et reliés finalement. "Tu veux venir sur mes épaules un peu ? Tu seras sûrement moins écrasée là-haut." J'écarquille les yeux. Mes mains se joignent en prière sous mon menton et un large sourire éclaire mon visage. Je lève vers lui un regard pétillant, heureuse comme une enfant de quatre ans qui en a marre de marcher. "C'est vrai ? Tu ferais ça ?" je pigne, toute excitée, encore plus impatiente. Toute la rancœur que j'avais contre ce jeune homme s'évapore en quelques secondes à peine. J'ai toujours rêvé de faire ça !