Comme à chaque début de mois, aujourd'hui je dois me rendre à la pharmacie pour récupérer quelques médicaments. J'essaie, comme à mon habitude, d'être le plus discret du monde à l'approche du magasin - manquerait plus qu'une fouine me voie acheter ma trithérapie. Je n'ai pas cours à cette heure-ci, j'en profite donc pour prendre mon temps. L'hiver a beau être rude, je me plais malgré tout à rester un peu dehors. De toute manière, je suis suffisamment bien couvert pour lutter contre le froid : polo, sweat, gros manteau d'hiver, écharpe en laine, gants et bonnet, ça va je me porte plutôt bien.

Alors que je sors de la pharmacie et range aussitôt les médocs dans mon sac, le paysage en face de moi me glace le sang. Le ciel est clair, la neige est bien blanche, l'ambiance est paisible, oui mais voilà, la pharmacie est tout juste en face du Saint-Laurent, le fleuve où Arthur a fini sa course après avoir buté sa copine, mon ex. C'est trop d'émotions d'un coup, ça me serre le cœur et me prend la gorge à un tel point que je sentirais presque remonter mon café de ce matin. J'inspire profondément et expire le plus longuement possible. Je m'imagine la scène devant moi, un 4x4 foncer à toute allure sans réfléchir à ce qui l'entoure, puis plonger dans l'eau glaciale sans jamais remonter à la surface. Le tout après avoir assailli de coups de feu la fille dont on est amoureux et écrasé un pauvre gars qui passait par là. J'arrive pas à comprendre comment il a pu péter un câble à ce point, Arthur. J'y arrive pas.

Trop d'émotions pour moi face à ce paysage, il faut que je m'assoie un peu et que je fasse une pause, le temps de reprendre un peu mes esprits. Je vais donc m'assoir sur un banc pas très loin; enfin, plutôt sur le dossier du banc, puisque le banc en lui-même est couvert de neige et que je n'ai pas franchement envie d'avoir le cul trempé.

Un peu plus tard, un mec vient s'assoir à côté de moi. "Yop, j'peux ?" demande-t-il. Je hausse les épaules pour toute réponse. Ce banc n'est pas une propriété privée, qu'il s'y assoie lui aussi s'il le souhaite. De toute manière il n'attend pas vraiment de réponse, et s'assoit directement de son propre chef. Il me cogne alors gentiment l'épaule et se présente. Ludovic, donc. Eh bien, Ludovic, j'aimerais bien être sympa avec toi, vraiment j'te jure, mais t'arrives pas au bon moment, là. Je regarde l'épaule qu'il vient de toucher, d'un air à la fois dédaigneux et agacé, puis le dévisage quelque peu. Je sais pas ce qu'il me veut, mais ça va vite me chauffer je sens. C'est dommage, vraiment, parce qu'il a l'air sympa malgré tout. Mais pas maintenant.

"Ça va pas, qu'est-ce t'as ?" Eh ben, voilà maintenant qu'on me demande ce qui va pas. Ce mec a touché le gros lot, là. Je déteste cette question. Je vais bien putain, et quand bien même j'irais mal, est-ce que c'est au premier inconnu qui vient m'adresser la parole sur un banc bien trop humide que j'irais raconter tous mes petits tracas ? Je soupire sèchement et serre les dents pour essayer de me détendre, puis me tourne vers le fameux Ludovic. Ça t'arrive souvent d'aller parler à des inconnus dans la rue pour leur demander pourquoi ils font la gueule, Ludovic ? je réponds sèchement. Désolé l'ami, mais c'est vraiment, vraiment pas le bon moment pour m'adresser la parole.

"Décidément" marmonne Ludovic. Il compte s'en aller bientôt du coup, ou rester là jusqu'à ce que je m'en aille ? J'ai juste envie d'être seul, en fait. Malheureusement, le banc est une propriété publique, et je ne peux pas lui demander de se barrer sous prétexte que j'étais là avant. Retour au niveau terreur de bac à sable, sinon. Du coup, je fais mine de l'ignorer et, alors qu'il se décale un peu, probablement par peur que je lui saute dessus ou que sais-je, pour ma part je reste fixer le fleuve, sans trop réfléchir. Je me sens tellement vide, c'est dingue. J'en viens presque à oublier que Ludovic est à côté de moi. J'ai l'esprit complètement stone, je pense à tout et à rien en particulier. Je me sens à nouveau comme dans une bulle, étanche à tout ce qui m'entoure.

A tout, ou presque. A nouveau, la voix de Ludovic résonne à mes oreilles. Avant même que je comprenne ce qu'il compte me dire, je roule des yeux et soupire lentement. "Au fait en sortant de la pharmacie. Tu as fait tomber une boîte de médicaments derrière, là." Sérieux ? Merde, merde merde merde. Mon cœur se serre, putain il a fallu qu'il me voit sortir de la pharmacie en plus quoi, super. Je me retourne d'un coup sec pour vérifier qu'il ne me fait pas de mauvaise blague et, malheureusement, il dit la vérité. Je saute alors du banc et fonce récupérer la boite, que je range aussitôt dans mon sac. Puis, je retourne au banc et, d'un sourire gêné, j'improvise : Mon frère a un gros rhume, fallait que je vienne lui acheter de quoi se dégager le nez ahah. Petit rire nerveux à la fin. En fait je pense qu'il s'en fout, de savoir ce que contient cette boite. J'essaie juste de sauver ma peau au cas où, sait-on jamais.